Ndlr: la présente critique s'appuie sur la 30 Year Anniversary Edition, qui nous a été offerte au cours d'un événement presse organisé par la maison d'édition. Nous tenons à préciser que cela n'a aucunement influencé notre appréciation de l'œuvre.
Monsieur Joyeux est-il le nouveau House of Leaves ? La question se pose tout naturellement lorsque l'on ouvre le tome pour la première fois, car les marqueurs qui ont fait de l'œuvre de Danielewski un classique nous sautent au visage dès la première page (et en fait, dès la deuxième de couverture) : inscriptions cryptiques dans une orthographe parfois hésitante, graphie indécise, jeu avec les typographies, etc. On bascule immédiatement dans le monde de ce que l'on appelle la métatextualité, littéralement "par-delà le texte". On parle aussi de "briser le quatrième mur", ce que Monsieur Joyeux fait allègrement, en citant par ailleurs House of Leaves de façon détournée par le biais d'une critique presse, tout en restant flou sur la canonicité de ce livre dans le lore des Monsieur / Madame. Cet exercice de style est parfaitement réussi et porte élégamment un récit bien ficelé aux personnages pluridimensionnels et attachants.
Il n'est pas besoin d'avoir lu la série dans son intégralité pour comprendre les enjeux de l'œuvre, même si cet opus fait référence explicitement à "Madame Beauté" (les amateurs comprendront les références subtiles, qui récompenseront le lecteur assidu).
Une œuvre subversive
Monsieur Joyeux brise les canons du livre pour enfant en y ajoutant une surcouche narrative ambitieuse, polyphonique et harmonieuse. Les différentes écritures correspondent aux différents protagonistes invisibles, qui, on le pense au début, murmurent des propos oniriques à destination de Monsieur Joyeux lui-même. Mais, plot twist, c'est en fait au lecteur que s'adressent ces étranges inscriptions. L'ouvrage invite ainsi le lecteur à le lire et à le relire, pour saisir tous les niveaux narratifs.
Le livre débute par les aventures faussement naïves de Monsieur Joyeux, qui va rencontrer différents alter égos, reflets de sa personnalité et de ses doutes. L'artefact qui confère à Monsieur Joyeux sa proverbiale joie de vivre (生きがい, ikigai dans la version japonaise de l'œuvre) est identifié comme son mignon petit chapeau. Et c'est là que vient le tour de force de Monsieur Joyeux : son chapeau, qui semble le rendre omnipotent et omniscient, est également sa plus grande faiblesse, sa kryptonite. Car, plot twist à nouveau, Monsieur Joyeux cache sous son chapeau… une calvasse ! A travers une série d'échanges avec la mystérieuse Madame Beauté, il parvient à surmonter son mal-être enfoui et sublimer sa détresse en joie.
La mort de l'auteur
Roland Barthes décrit en longueur le concept de "mort de l'auteur" pour parler de l'interprétation d'un texte : il se refuse à la laisser à la critique de son temps, à "l'interprétation officielle". Au contraire, c'est le lecteur qui se charge d'être l'auteur de l'œuvre qu'il consomme : en y mettant ses expériences, son vécu, son contexte socio-économique, etc. il devient la source du sens ultime de l'œuvre.
Certainement, les mots écrits dans Monsieur Joyeux résonneront différemment selon leur lecteur, et il est indéniable qu'il s'agit d'un livre clivant, qui ne parlera pas à tout le monde de la même manière, avec la même intensité qu'il m'a parlé.
Dans mon cas, je peux affirmer que Monsieur Joyeux m'a touché en plein cœur : je me suis totalement identifié au personnage principal, à ses doutes, à ses démons. Les inscriptions manuscrites, pourtant obscures pour le profane, m'ont fait versé de chaudes larmes à la lecture, le lendemain de mes 30 ans. Merci.