Prouts, binouzes et conscience socio-politique
La plupart des ados se construisent une conscience politique et une éthique sociale en hurlant leur indignation naissante dans leurs premières manifs et en découvrant la philo. Pour ma part, je suis sensible à ces questions depuis ma visite d’Oddworld, où j’ai vu une bande de potes opprimés s’alcooliser jusqu’à l’apathie euphorique, pendant que leur supposé sauveur faisait des pets-flamme.
Le monde d’Oddworld est très hiérarchisé. Au sommet du pouvoir se trouvent les Glukkons, caste de manchots gérontocratiques cyniques dont l’unique but est la croissance de leurs profits. Ils se sont constitués des forces armées composées de Sligs, des créatures belliqueuses possédant l’humour d’un CRS bourré. Viennent enfin les Mudokons, peuple tribal naïf esclavagisé dans les usines Glukkon. Ceux-ci sont a priori les plus inoffensifs mais aussi les plus lettrés, raison pour laquelle leurs oppresseurs leur ont cousu la bouche, afin d’étouffer toute velléité de rébellion. Car dans Oddworld, le verbe possède une place primordiale.
On incarne Abe, un Mudokon un peu gauche, héros désigné depuis qu’il a libéré Rupture Farms (dans le premier opus, l’Odyssée d’Abe). Il est donc poussé par ses pairs à s’infiltrer dans la brasserie Soulstorm, où sont encore enfermés une bonne partie de ses semblables. En pratique, on dirige Abe de tableaux en tableaux dans ce qui s’apparente à un puzzle-plateformer 2D classique. Sauf que. En plus des actions physiques à sa disposition (courir, sauter, faire des roulades, marcher discrètement, péter), Abe possède un de huit expressions allant de l’interjection à l’injonction en ant par les excuses. Ces bouts de phrases assignées au pavé numérique sont utilisables sans limites tout au long de l’aventure et constituent l’une des spécificités majeures du gameplay. Lorsqu’elles sont couplées aux différents états des Mudokons (énervés, aveugles, dépressifs, hilares), elles confèrent au jeu une dynamique unique. Exemple : je tente de calmer un Mudokon shooté au gaz hilarant qui ne tient pas en place. Au moment de lui remettre les idées en place en lui collant une mandale, il se met à courir dans tout les sens, et c’est un ouvrier aveugle derrière lui qui se prend le coup. Avant d’avoir le temps de m’exc, l’ouvrier aveugle s’énerve, frappe un travailleur tranquille adjacent, et les voilà qui se battent à mort. Le décès de l’un d’eux déprime tous les Mudokons de la zone qui se mettent à se suicider en s’autoflagellant. À l’exception du drogué hilare qui court entre les cadavres en laissant échapper de petits rires hystériques.
Abe peut aussi prendre possession du corps d’un ennemi. Il suffit de maintenir la touche « 0 » pour commencer une incantation qui le mettra en transe pendant que l’on incarne l’individu importun. C’est à ce moment là qu’on réalise que les mots sont aussi importants que les actions. Ces vicelards de Sligs ont moins de vocabulaire que Ribéry et sont tout juste bons à servir de portes-flingues. Les Glukkons ne peuvent rien faire seuls mais tout le monde leur obéit. Les Mudokons ont une grosse verve (ce n’est pas sale) et permettent donc les interactions les plus variées. Et je ne vous ai même pas parlé des créatures sauvages légendaires vivant dans la jungle possédant des règles et un langage qui leur sont propres. Dans Oddworld, chaque individu possède une palette d’action et un vocabulaire lié à sa nature qui déterminera sa fonction. Cela insuffle au monde une vie et une cohérence folle. Encore mieux, ça suscite une éthique de jeu. Après tout, rien ne vous empêche de speedrunner le jeu sans libérer personne. Vous n’aurez ni perte de capacité dissuasive, ni malus de score à proprement parler. Si ce n’est le sort de 300 esclaves sur la conscience.
Il y a des puzzle-game à la difficulté mieux dosée et dont la résolution est plus gratifiante. Il y a des plaformers aux contrôles plus réactifs, avec un meilleur level design. Mais j’attends toujours un jeu qui, comme l’Exode d’Abe, offre des émotions variées et parvient à susciter une éthique de jeu voire à éveiller une conscience sociopolitique, tout en faisant des blagues de pets.