Clair Obscur: Expedition 33
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Clair Obscur: Expedition 33

Jeu de Kepler Interactive (2025PlayStation 5)

Le jeu qui Déchire la Toile

De prime abord, Clair Obscur est une claque venue de nulle part. Studio fraichement créé, aucune école du RPG (du moins sous sa forme "japonaise") en , ambitions techniques démesurées par rapport à la taille du projet, et tout se tient dès le départ sans la moindre fausse note.


Oui, on perçoit vite qu’on est en face d’un jeu à budget plus modeste que pour un gros studio : les animations sont rigides, les décors copient/collent plein d’assets, le menu manque de polish et l’identité visuelle du jeu, bien que très réussie artistiquement, rappelle l’ère PS3/PS4.

Mais on le digère vite, parce que c’est un jeu qui sort de nulle part, pour un prix modique de 50€, et qui en plus réussit avec excellence presque tout ce qu’il entreprend.


Un scénario avec une trame typique de JRPG, mais sans les dialogues mièvres de sidekicks rigolos ou du héros sur l’amour et l’amitié ? Check. (enfin presque) Présenter l’univers en 30 min avec des enjeux forts et engageants ? Check. Proposer une narration/un découpage narratif ambitieux en visant une structure théâtrale/d’opéra sans trop tomber dans la lourdeur, avec de vraies thématiques intelligentes qui sortent des tropes de dieu omnipotent qui veut détruire le monde ? Check. Le jeu parvient même à s’inspirer des grands studios occidentaux en termes de mise en scène de son histoire et de dramaturgie. Très fort.


Et sur le plan du gameplay, la proposition n’est qu’un patchwork d’énormément d’idées géniales de tout ce que le genre JRPG a produit depuis 30 ans, mais condensées en une expérience elle, complètement neuve et innovante. Presque la solution à la fameuse énigme que ne parvient à résoudre Square Enix depuis 20 ans pour moderniser le tour par tour dans un RPG.


Du combat tour par tour qui reprend le système de compétences de FFIX à assimiler au fil des confrontations pour les distribuer après librement, de FFX pour ses personnages aux possibilités très différentes qui taperont souvent sur des types d’ennemis précis et son système de tour, de jeux comme Slay the Spire pour les combos qui stackent des effets et des cartes, de Devil May Cry pour le système de note et de "combo" de Verso, et de tant d’autres jeux japonais, savamment digérés pour proposer souvent une version plus aboutie/accessible/moderne des mécaniques.


Et puis ce twist : la phase d’attaque se joue comme un tour par tour classique (avec des QTE inutiles mais désactivables), et la phase de défense comme un simili Sekiro sans déplacement. Juste du parry ou de l’esquive. Une mécanique de rythme où tout repose sur la lecture d’indices visuels ou sonores, un flash, un son, une distance. Si certains signaux sont consciemment perçus, la plupart du temps ils fonctionnent suffisamment bien pour déclencher des parrys intuitifs et ils donnent tout le sel d’un système qui serait autrement bien plus if.


Clair Obscur innove en alternant une phase offensive classique : combos, affinités, gestion de tour et une phase défensive plus incarnée. En attaque, chaque personnage repose sur un sous-système plus ou moins complexe qui synergise avec ceux des autres. Et en défense, le parry est exigeant mais gratifiant, déclenche des contres puissants et offre des points d’action tandis que l’esquive, plus accessible, allonge les combats et sert surtout d’apprentissage au parry, que le jeu pousse à maîtriser. On mêle donc un fond de stratégie efficace et renouvelée au fil du jeu, à des séquences de risk/reward instinctives, qui rendent le joueur complètement acteur de la scénographie des combats (rare dans le tour par tour).


Ce simple twist me semble une réinvention du tour par tour (avec des aspects d'action pur), là où FF7 Remake/Rebirth avaient pris le chemin opposé avec un jeu d’action aux mécaniques qui rappellent le tour par tour.


Et si le jeu a la structure d’un Final Fantasy PS1/2 avec une world map, des niveaux en couloir avec quelques embranchements et un rythme de jeu d’aventure des années 90, il a aussi complètement digéré l’influence de Dark Souls, que les développeurs ont essayé d’insuffler au JRPG.


Avec ce système de parry/esquive plutôt exigeant qui apporte de la difficulté dans les combats et de la tension, mais aussi par le world building ou le level design. On parcourt un monde dévasté qui recèle de mystères racontés par une narration environnementale. On trouve des textes cryptiques et le jeu ne raconte pas tout explicitement (la Fracture, le monde d’avant). Le jeu tente des coups d’éclat de level design avec des niveaux plutôt tortueux (et qui le deviennent de plus en plus), avec de longs embranchements alternatifs et des boucles surprenantes en ant par des décors imposants et dévastés, mais le plus souvent avec énormément de style artistiquement.


Les combats ne sont pas trop envahissants (ils sont surtout un plaisir) et sont même esquivables, ce qui rendrait presque les donjons digestes. Mais le jeu n’offre pas assez d’orientation visuelle et de lisibilité de l’espace. Oui, il y a des lanternes, mais de nombreux environnements proposent des zones qui se ressemblent toutes et le jeu a la fâcheuse tendance à déplacer le joueur après une discussion avec un PNJ ou un combat, ce qui fait qu’on tourne parfois en rond ou qu’on revient beaucoup sur ses pas par manque de clarté dans le level design pur.


Les développeurs, qui ne voulaient pas de mini-map, s’inspirant de Dark Souls donc, se sont à mon avis trompés. Les niveaux sont d’autant plus pénibles à parcourir en endgame quand on y ree juste pour des quêtes annexes ou chercher des objets. Et c’est dommage parce que la mise en scène de certains niveaux est exceptionnelle, malgré les limites techniques évidentes du jeu, la DA rattrape beaucoup, comme pour toute l’île de Sirène, avec l’exposition progressive de toute une culture, liée à une thématique de gameplay et avec un thème musical fort et, forcément, enchanteur.


Mais ce problème de mini-map et de level design est probablement la plus grosse faute du jeu tout en correspondant à une recherche d’épure globale qui est très cohérente : pas de journal de quête, pas de marqueurs sur la carte du Monde à part l’objectif principal, pas d’indicateur de niveau conseillé avant un niveau (juste un « Danger » à l’entrée de la zone). Le jeu fait confiance au joueur pour s’orienter, retenir ce qu’il juge important, et construire lui-même son fil rouge à travers le monde, c'est un vrai choix de game design cohérent, même si imparfait.


Mais le jeu se veut surtout un formidable hommage best of du JRPG, parfois même contre son propre bien. Les mini-jeux maladroits trollent plutôt juste, et restituent les sensations des années 90. La découverte de la carte du monde, particulièrement avec monture, est un délicieux plaisir régressif, comme les combos pour casser le système de combat. À l’inverse, l’écriture des scènes au camp frôle souvent le cringe et semble avoir été ajoutée en mode cahier des charges et on échappera pas à quelques dialogues plus lourds pour rentrer un peu dans le thème de la bonhomie de groupe du JRPG traditionnel, alors que les personnages s'y prêtent moins.


SPOILERS majeurs de l'histoire :


L’idée de découper l’histoire en trois actes avec un protagoniste différent à chaque fois fonctionne vraiment bien, mais la transition Gustave/Verso manque complètement de subtilité. On pleure encore le protagoniste sympathique dont on n’attendait pas trop la disparition, que le jeu nous colle un nouveau héros arrogant et débloque à ce moment la capacité d’augmenter ses liens de relation avec les autres personnages.

Ce qui amène à des intrigues amoureuses complètement forcées qui vont contre les motivations supposées des personnages, et font vraiment fan service imposé au chausse-pied.

Et si l’histoire globale se tient très bien et se révèle touchante, et très juste dans sa réflexion sur le deuil et le rapport à la création/l’art, elle fait aussi un 180° complet par rapport aux enjeux posés très clairement et de manière convaincante dans le prologue pour décider à la moitié du jeu que ça devenait exclusivement une histoire familiale, en balayant tout le destin et l’existence des expéditions et des habitants du monde.

Un choix radical, et au final le jeu ne donne pas toutes les réponses posées par l’intrigue de base, tandis que le récit familial est expliqué en long et en large. Il faut recoller les morceaux au travers de quêtes annexes, de journaux, de dialogues et d’exploration. Une vision du lore qui se veut très FromSoft, mais qui peut trahir les attentes du joueur.

Et comme pour toute intrigue sur le deuil, le dilemme final est plutôt attendu, mais à mon avis quelque peu raté. Les enjeux des deux personnages sont bien posés, mais le choix est un peu artificiellement posé et le jeu a de toute façon décidé qu’il y avait une bonne et une mauvaise fin, ce qui était un poil trop didactique et manquait de finesse à mon goût. La bonne fin implique en plus de nier toute l’humanité et la valeur de la vie de tous les personnages que le jeu essaie pourtant de nous faire aimer pendant 25h.

Mais au-delà de ces choix scénaristiques, l’histoire touche à quelque chose de plus meta, le rapport du joueur au jeu.

Le jeu et ses personnages sont comme l’expédition 33 : un échappatoire temporaire dans un monde fantastique où tout tourne autour de nous et où on peut sauver tout le monde, mais il faudra toujours revenir dans la réalité. Les personnages d’un jeu ou d’un tableau peuvent être merveilleux, mais n’appartiendront jamais au vrai monde, qui peut être difficile ou douloureux, mais demeure le vrai théâtre de l’existence.

C’est précisément cette tension entre beauté du rêve et poids du réel qui touche le plus juste.

Dernier point, mais pas le moindre : la musique est exceptionnelle. Ce compositeur sorti de nulle part (de Reddit en fait) parvient à faire de la bande-son plus qu’un accompagnement ou un sympathique bonus, et devient une part importante de l’identité du jeu.

Des thèmes d’opéra chantés en français, en anglais, dans des langues latines semi-fictives, du jazz, des guitares électriques, des sonorités electro, des chœurs symphoniques, des battle themes enjoués qui rappellent les JRPG des années 90 : quelle diversité !


La musique porte la majorité des scènes : cinématiques, découverte de la carte, niveaux, vraiment incarnés par leur identité sonore, qui évolue plusieurs fois au cours du stage. La musique a même un rôle narratif : de nombreuses paroles teasent intelligemment le scénario ("Déchire la toile", entendu tout l’acte 2, révèle à elle seule les grandes lignes du récit, en français, anglais et pseudo-italien).

C’est presque un sans-faute, même si le jeu abuse peut-être un peu des thèmes épiques grandiloquents à la moindre occasion, ce qui les dilue parfois.


Expedition 33 n’est pas parfait, loin de là, mais il est très abouti et cohérent dans tous ses choix. C’est une immense prouesse d’avoir sorti un jeu qui redéfinit avec autant de synthèse et de modernité 30 ans de jeux de rôle japonais, lissé de ses surexplications de système, de ses dialogues mièvres, de ses tropes scénaristiques convenus et de sa DA déclinée à l’infini.

Avec certes, une production pas encore AAA, un level design à améliorer (bien que plus ambitieux et réussi que perçu au premier abord), des menus à épurer, mais ça me semble bien maigre pour un jeu sorti de nulle part et avec autant d’intentions.


Le premier FrenchRPG, ou plutôt le premier véritable RPG Tour-par-Tour/Action (et donc jalon d’un vrai nouveau sous-genre) ? Imparfait, mais un jeu dont les doigts et le cœur se souviendront longtemps. D'où le 9/10, pour la fougue du projet.

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le 13 mai 2025

Critique lue 60 fois

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Floax

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