1932, État du Mississippi. Après avoir joué aux gangsters à Chicago, les jumeaux Moore reviennent à la grande surprise de tous dans leur petite ville natale pour y ouvrir un club festif réservé à la communauté noire. S'ils craignent évidemment les cagoules blanches dissimulées du Ku Klux Klan qui rôdent aux alentours, ils sont bien loin d'imaginer la nature de la menace d'une toute autre ampleur qui vient chercher à s'inviter à leur soirée d'inauguration, attirée par la voix de leur petit cousin prodige du blues...
On avait un peu oublié la force de frappe cinématographique dont est capable Ryan Coogler que l'on avait laissé en train de faire les griffes de Black Panther chez Marvel. Et puis, bim, sans crier gare, voilà que le bonhomme rappelle son talent à nous avec ce qui s'apparente à la meilleure "Nuit en Enfer" tombée depuis un moment sur un grand écran !
Impossible en effet de ne pas penser au film culte de Robert Rodriguez en découvrant "Sinners" de par simplement son statut de film de vampires pur et dur, rendant toutes ses lettres de noblesse horrifiques à ces créatures parfois trop souvent tournées en dérision, ses unités de temps (sur une journée) et de lieu (un univers à ciel ouvert qui se réduit en huis-clos dans sa deuxième partie) et, bien sûr, sa structure narrative en elle-même.
Avec le choix d'une exposition de près d'une heure, servant avant tout à présenter sa nébuleuse de personnages et ses liens plus ou loin mouvementés dans un contexte évidemment difficile lorsque l'on ne répond pas aux critères cutanés exigés pour exister dans la société de l'époque, le long-métrage se démarque forcément du tout-venant fantastique mercantile (et il est doté d'un budget de 90 millions de dollars, un blockbuster en la matière !) grâce à son choix de privilégier le développement d'attaches entre ses héros et le spectateur sur la durée plutôt que le bête et méchant frisson précipité (la menace vampirique n'est révélée en toile de fond que le temps d'une courte séquence dans cette partie). Il préfère aussi dévoiler à travers ces pendants une communauté et sa culture obligées de rester sur un qui-vive permanent pour espérer survivre au cœur du ségrégationnisme qui vampirise tout un pays et essaie de se montrer à la hauteur de ce parti pris en lui-même qui prend son temps à placer ses pions avant l'explosion tant attendue (dans l'ensemble, les protagonistes sont d'ailleurs majoritairement réussis même s'ils faut bien avouer que certains sortent vraiment du lot par ce que l'intrigue leur offre pour exister).
De fait, quand les choses sérieuses à canines allongées sanguinolentes démarrent, force est de constater que les efforts effectués autour du noyau central de personnages sur lequel le film s'est centré jusque-là fait des merveilles niveau caractérisation individuelle ou en dynamique de groupe dans l'action face des assaillants particulièrement carnassiers.
Et, là encore, avec ces derniers, le film réussit le tour de force d'offrir une représentation vampirique qui parvient à maintenir son aura de mystère/fascination à chaque apparition. Reprenant pourtant à son compte tous les clichés bien connus lui étant attachés (jusqu'à l'ail !), "Sinners" conjugue tous ces éléments dans sa métaphore sociale particulièrement bien sentie et leur donne une nouvelle saveur au rythme de son blues et de la douleur qu'elle recouvre.
Car, oui, en faisant de cette grange une espèce d'arche isolée de la culture noire soudainement submergée par la soif de ceux qui veulent la conquérir et la faire leur, où le chant du personnage du jeune cousin va en devenir l'exaltation intemporelle lors d'une séquence qui s'inscrit d'emblée comme une des plus fortes que pourra nous proposer le cinéma américain en ce sens cette année, "Sinners" trouve une espèce de sentier d'expression idoine pour mêler l'horreur littérale à celle rampante (et elle aussi intemporelle) d'une oppression sociale prête à tout pour injecter son venin dans les veines d'une communauté qu'elle ne comprend pas et qu'elle entraîne de fait dans une lutte perpétuelle pour assurer son caractère immuable.
En plus d'en faire un affrontement musical riche (quelle bande originale !) et de toute beauté (quelle mise en scène pour nous ensorceler à chaque note !), le film va aussi habilement y intégrer la thématique religieuse et faire simplement de la destinée de ses héros jumeaux un judicieux miroir de péchés à hauteur d'homme (sans tomber dans la facilité, chapeau !) où l'émotion va être terrassante jusque dans les derniers instants du film, bien appuyée par un Michael B. Jordan au talent décidément irable dans ce double rôle (tout le casting est parfait soit-dit en ant), et même se permettre un épilogue intimiste brillant, toujours rythmé au son du blues, lors de son générique de fin.
Sortez vos plus beaux pieux et gousses d'ail et n'hésitez pas un seul instant: courez découvrir "Sinners" en salles, enfin un blockbuster d'horreur transpirant autant d'intelligence que de sang et réinstallant Ryan Coogler comme cinéaste sur lequel l'avenir du cinéma US doit compter.