Ocean Vuong, Un Bref Instant de splendeur, Gallimard, trad. Marguerite Capelle
On l'appelle Little Dog. Il vit aux Etats-Unis avec sa grand-mère Lan, enceinte d'un GI inconnu pendant la guerre du Vietnam et aimée un temps par un autre, Paul, le grand-père de cœur, et avec sa mère, Hong ou Rose, violentée par son mari qui a disparu et, elle-même, maltraitrante avec son fils. Ces quelques goûtes de sang américain dans les veines leur ont servi de eport pour émigrer aux USA en 1990 (« Un soldat américain a baisé une jeune fermière vietnamienne. D'où le fait que ma mère existe. D'où le fait que : pas de bombes = pas de famille = pas de moi »). Le rêve américain commence !
« La couleur de peau est une des premières choses dont nous avons entendu parler sans rien y comprendre ». Dans le bus scolaire, nul ne s'assoit à côté du « Chinetoque ». Littel Dog et Rose sont les seuls visages jaunes dans l'église et le petit boit du lait pour tenter de devenir plus blanc !
Lan, la grand-mère, est schizophrène, l'esprit vagabond encore sous les bombes. La mère, analphabète, est manucure dans une petite boutique, les mains entamées par les produits(« le naufrage et le solde d'un rêve »).
On vit à Hartford, dans le Connecticut « où les pères étaient des fantômes, disparaissant de la vie de leurs enfants. Où les grands-mères, les abuelas, les abas, les nanas, les babas et les bas ngois étaient nos rois, avec pour unique couronne la fierté qu'elles parvenaient à sauver et improviser ». « Ici, ce qui est beau c'est trouver un dollar coincé dans une bouche d'égout ».
Le récit de cette moitié de famille se présente sous la forme d'une lettre que le fils écrit à sa mère qui ne sait pas lire. Un récit de deuil et d'amour, car ce fils aime cette mère qui le violentait, adore sa grand-mère et s'éprend du premier être qui lui offre de la tendresse ( « la tendresse qu'on vous offre semble la preuve même qu'on vous a abîmé ») : Trevor, un garçon qui vit avec son père alcoolique dans un mobil-home. Et qui mourra d'overdose.
Il y a dans ce premier roman de l'auteur, jeune poète (32 ans) américain d'origine américano-vietnamienne, comme son double, des beautés d'écriture et une puissance d'évocation crue et sensible à la fois qui étonnent : une tablée d'hommes qui mangent de la cervelle de singe vivant pour lutter contre l'impuissance : plus le singe s'agite, plus le remède sera efficace ; la migration sans retour des papillons monarques dont seuls les enfants, conçus durant le voyage, reviendront au pays de leurs pères ; la mort de Lan, la grand mère ; le portrait de Paul, le grand-père, l'ancien soldat « professeur à la retraite, végan, cultivateur de marijuana et amoureux de Camus», ; les drag-queens auxquelles on fait appel au Vietnam pour veiller sur les cadavres qui gisent en plein air, lorsque la place manque dans les morgues « Parce que le chagrin à son paroxysme est irréel. Et qu'il appelle une réponse surééelle. Les drag-queens sont des licornes ».
Il y a bien sûr, aussi, un peu de tout, comme souvent dans les premiers romans qui refusent de choisir entre les urgences, et un peu d'esprit d'époque qui prend chaque identité pour un combat.
Mais l'effet de vérité, la beauté de la langue, la fulgurance du trait font mouche, on songe à James Baldwin bien sûr. Sensible et décapant. Pas victime du tout. « Jusqu'à cet instant, je ne pensais pas qu'un garçon blanc puisse détester quoique ce soit de sa vie » ; « Ce que je te raconte n'est pas tant une histoire qu'un naufrage – des fragments qui flottent, enfin déchiffrables ». Naufrage ? Certainement pas !