A l’issue de la première guerre punique qui vit les carthaginois prendre une raclée par Rome, les tribus mercenaires ex-alliées de Carthage, ivres de déception, décidèrent de la faire tomber. Partant de faits historiques dont Flaubert ne savait finalement pas grand-chose (comme nous), le roman déploie une violence éreintante mais aussi une puissance esthétique remarquable, que je rangerais volontiers dans la catégorie des pièces homériques à la manière de.
D’abord par la technique de dénombrement des forces en présence. Le procédé vise à écraser le lecteur et à l’avertir de la violence des combats à venir. Dans l’Iliade, sur plusieurs pages se presse l’impressionnant camp achéen, les Béotiens, Locriens, Phocéens, Miniens, Abantes, Athéniens, Arcadiens etc , dans Salammbô le non moins impressionnant agglomérat mercenaire, « des Ligures, des Lusitaniens, des Baléares, des Nègres et des fugitifs de Rome », et nous entendons le « lourd patois dorien », retentir « les syllabes celtiques » et les « terminaisons ioniennes » âpres comme des cris de chacal. Le Grec, l’Egyptien, le Cantabre participeront aussi à l’holocauste, de même que les Cariens, les Lydiens et les archers de Cappadoce. Les Gaulois, les Numides et les pâtres du Brutium complèteront l’armée des nations contre la République.. En face les troyens derrière leurs murailles, les carthaginois derrière les leurs.
Ensuite par l’équidistance de jugement que prennent les deux auteurs vis-à-vis des camps en présence. Comme Homère, Flaubert ne transige pas : ni système, ni thèse, ni moraline. Le fatum et les dieux décident, les auteurs ne s’impliquant pas (une constante chez Flaubert, pas seulement dans Salammbô).
Et enfin par le destin de Carthage, qui, comme Troyes, tombera.. mais après l’histoire !
Entre deux orgies d’oiseaux à la sauce verte, d’escargots au cumin, d’antilopes et de moutons cuits au vin doux, le sang bouillonne noir et poisseux sur les plaines de Carthage, les corps agonisent dans d’affreux râles et les âmes s’effraient. Entre deux exhalaisons de parfums gras d’aromates, de myrte et de baumes, les destins se nouent et se dénouent, le mystique et l’archaïque enchainent des danses macabres.
La profusion des détails - culinaires, olfactifs, fétichistes, panthéistes, guerriers - referment l’œuvre dans son hermétisme, comme un vieux grimoire qu’il nous faudrait percer. Qu’on le perce ou non n’a que peu d’importance : comme l’auteur, le lecteur ne doit pas se soucier de qui tient le vrai de qui le faux, et se dépouiller pour son bain d’orientalisme. L’exotisme opaque de Salammbô place le lecteur dans un ailleurs qu’il peine à identifier, dans le temps et dans l’espace. Les horreurs d’un camp répondent aux cruautés de l’autre, et Flaubert de dépeindre un monde fascinant et non idéalisé, où il paraît difficile de jeter des ponts avec l’Occident tel qu’il était à l’époque de l’auteur. C’est la grande réussite de ce roman. Un authentique joyaux hors de l’espace-temps, sans altérité puisque sans pont ni référence. Flaubert ne dit pas ce qui devrait être ou ne pas être, ne distille pas le poison universaliste, il ne ramène pas sa fraise. Signe d’un grand écrivain tant l’exercice semble contre-nature.
Certains de nos auteurs de SF ou d’Heroic fantasy, chiants et pédants comme un ciel sans nuage, feraient bien de s’en inspirer.