Quiconque s'est penché de près sur le roman noir est familier avec le nom de Dashiell Hammett. Comment pourrait-il en être autrement puisqu'il est considéré comme le père du genre, avant Raymond Chandler ou Jim Thompson qu'il a précédés d'une dizaine d'années. Et pour commencer, il écrit en 1929 ce qui deviendra le prototype pour les générations à suivre : Moisson Rouge. Parfait, commençons avec celui-là donc.
Inutile de tourner autour du pot : l'impact de l'œuvre est colossale. En tournant les pages, on mesure son influence sur le travail d'un Jim Thompson, d'un Richard Stark , d'un Elmore Leonard ou d'un James Ellroy. En se saisissant d'une littérature regardée de haut (les pulps, magazines imprimés sur du papier de mauvaise qualité), Hammett infuse un esprit de transgression et d'efficacité qui aura les honneurs d'avoir sa propre appellation : hard-boiled. Au sens premier, elle renvoie aux personnages de durs à cuire évoluant dans un monde corrompu, cynique et explosif. De la part d'un ex-détective privé qui a eu tout le temps de mesurer les injustices aux différentes strates de la société, cette terminologie est on ne peut plus adaptée. Mais c'est aussi (et surtout) une affaire de style, le hard-boiled. Une phrase, une action ; les protagonistes se caractérisent par ce qu'ils font, leur psyché est secondaire (voire tertiaire). C'est le cas du Continental Op, le détective de Moisson Rouge. Oui, il n'a pas de nom, pas besoin. À l'image du livre, on attaque à l'os. Ce qui laisse toute latitude à son créateur pour déstabiliser. Il y va plein pot : narrateur intradiégétique, rythme effréné, scénettes dialoguées au scalpel, fusillades ou pugilats de tous les côtés, et ah oui le narrateur n'est pas forcément fiable. À ce niveau, ça tient presque de l'expérimentation pure. J'avoue avoir été parfois surpris par le comportement de l'anti-héros ou les enchainements. Il faut croire que c'est le but de l'œuvre puisqu'on assiste à une mécanique du chaos qui s'enclenche à partir du moment où le Continental Op décide d'en mettre un grand coup. Aucun n'en sortira indemne puisqu'aucun n'est réellement sauvable. C'est enlevé, très bien écrit, souvent frondeur, toujours ambivalent. Au milieu de cela, de savantes touches d'humour sont disséminées (l'avocat incompréhensible, le partenaire qui parle de manière télégraphique).
À la fin de la lecture, on a bien compris que Hammett se servait des attentes pour les déjouer et ainsi les déer. Le cadre simpliste du roman de détective (qui a tué untel ?) est littéralement explosé afin de taper dans le dur, de faire remonter des bas fonds une réalité crue, sans pitié et de la laisser imploser devant nos yeux. Écrit de la sorte, ça semble douloureux. Pas le moins du monde, on va même en redemander. L'héritage de Dashiell Hammett, on le retrouve chez ses auteurs favoris mais aussi à l'écran. Impossible d'y échapper, tant mieux.