Le chef-œuvre a posteriori

Cette nouvelle s'ouvre sur la délicieuse description de l'atelier de Pourbus, portraitiste flamand des rois du XVIIe siècle, quand Paris était encore tout de bois ; Poussin jeune gravissant son escalier en vis croise un vieillard qui se révèlera être Frenhofer, vieux peintre fictif. "Vous eussiez dit d'une toile de Rembrandt marchant silencieusement et sans cadre." *

Le récit développe par la suite le thème classique de l'artiste qui se fond tout entier dans son ouvrage en quête d'un absolu impossible où le peintre parviendrait à sortir de la caverne et à poser sur sa toile la forme idéelle de la Nature. Thème majeur de l'histoire de l'art s'il en est ! C'est au travers de ce personnage que Balzac va exposer sa conception de l'art, à commencer par le catalogue de noms qui esquissent une généalogie de sa pensée esthétique. Parmi les maîtres italiens c'est Titien qui revient le plus souvent, iré pour sa maîtrise de la lumière et bien que non cité, on pourrait également songer à ses maîtres Bellini, tandis que Rubens n'étale que des "montagnes de viande".

Le trait n'existe pas dans la Nature, ce n'est qu'une commodité toute artificielle pour fixer les contours des formes. Ainsi la peinture ne devrait pour lui n'être que masses de couleurs et valeurs traduisant les formes et leur profondeur et ce qui semble hanter notre peintre mythique, la sensation de l'atmosphère, du corps charnel qui se fond dans l'air. Derrière ce discours c'est bien entendu l'Impressionnisme qui pointe. De la bouche de Frenhofer pourraient sortir les mots de Cézanne : "L'atmosphère forme le fond immuable sur l'écran duquel viennent se décomposer toutes les oppositions de couleurs, tous les accidents de lumière. Elle constitue l'enveloppe du tableau en contribuant à sa synthèse et à son harmonie générale" ou encore "Lire la nature, c'est la voir sous le voile de l'interprétation par taches colorées se succédant selon une loi d'harmonie."

Le chef-d'œuvre une fois dévoilé laisse alors Pourbus et Poussin, chantres du classicisme le plus pur et le plus stoïque, totalement désarçonnés, ne voyant qu'un amas abscons de couches de peintures et jugent le peintre devenu totalement fou.

Il faut plutôt penser que la belle noiseuse est bel et bien présente sur la toile mais que l'œil des peintres classiques n'est pas à même de la voir dans cette masse nébuleuse, ne parvenant à se raccrocher qu'à un petit détail tangible - un pied ; une réaction qui pourrait rappeler celles des visiteurs des Salons dans les premières années de l'Impressionnisme. Tandis que le lecteur moderne y verrait se révéler un danseuse de Degas éthérée, des baigneuses de Cézanne se fondant dans leurs coussins ou bien encore le Nu aux Bas Rouges de Picasso.


* Balzac avait-il en tête le "Philosophe en méditation" du Louvre ? (http://www.wga.hu/art/r/rembrand/41misc/04misc.jpg)
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le 5 déc. 2011

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Nushku

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