Le premier livre du Bouffon de la Couronne (2025) de Thibault Lafargue n’étonnera pas tant le lecteur par ses qualités – qu’on peut aussi bien retrouver dans d’autres romans – que par la quantité de celles-ci – et de son nombre de pages, qui lui donne d’emblée l’épaisseur et la grandeur d’un monument…
Le synopsis est pourtant simple : en Ponance, où la Tristesse, un culte rendu au Triste, est politiquement et culturellement la religion du Royaume, Sébrain, un jeune religieux préposé dans son petit moulin de Fore-le-Bourg à la confection du pain blanc, pétri dans les larmes des fidèles, rêve d’entrer au Moulain d’Or-Blanc, sorte de cathédrale à longues pales qui flotte dans le ciel, à côté du château royal de Belle-la-Ménure. Or, à l’occasion d’un banquet diplomatique entre le Roi de Ponance et le Sultan de Levance, dont les civilisations ressortent d’une guerre dévastatrice, Sébrain commet malgré lui un impair, que le Roi ne pourra justifier auprès du Sultan qu’en présentant ce religieux voué à une éternelle tristesse… comme Tirelangue, le nouveau bouffon de la Couronne.
Or, de la simplicité de cette situation initiale amusante, découle un entremêlement complexe d’intrigues de cour et de cœur, avec un personnel romanesque coloré et profond, aux personnages identifiants et attachants, parfois stéréotypés mais jamais caricaturaux (Sébrain, alias Tirelangue, Savyévane, Albertain, Mirmon, Asphodéline ou encore – surtout ! – Jeanny-la-Folle, dont on se souviendra), qui non seulement, bien sûr, divertit le lecteur, mais encore l’instruit, le grandit dans sa lecture en esprit, conformément, in fine, à l’idéal aristotélicien.
En effet, si un amateur de fantasy ne recherchait dans ce roman qu’une histoire pleine de magie et d’imaginaire, d’anneaux fabuleux et de lumineux sortilèges, peut-être son expectative serait-elle déçue en découvrant que son histoire repose d’abord… sur l’Histoire. L’Histoire de la médiévale, à travers la description de l’univers, de ses décors et des personnages qui le peuplent ; l’Histoire de l’Occident, à travers la géographie et la toponymie de la Ponance, ainsi que des événements qui s’y déroulent (la monarchie, la religion, l’Inquisition, etc.) ; et, surtout, l’Histoire la plus importante, celle de l’humanité, l’Histoire humaine et des invariants du cœur humain, faite de grandeurs et de petitesses, de vertus et de vices, de ion et de raison, d’amour et de cynisme, de courage et de veulerie – bref, du meilleur et du pire, de la Tristesse… jusqu’au rire !
Le genre de la fantasy, auquel, ne nous y trompons pas, Le Bouffon de la Couronne de Thibault Lafargue rend un sublime hommage, notamment par la reprise de certains de ses topoï, souvent détournés (une ambiance médiévale, un protagoniste d’humble origine destiné à devenir, à sa manière, un héros, qui se plaira d’ailleurs à se faire er pour un chevalier, les personnages du vieux sage et du mentor, de la princesse, du ténébreux méchant…), apparaît toutefois ici moins merveilleux qu’allégorique (ce qu’il était, du reste, à l’origine, chez Tolkien, avant d’enfanter une pléthorique somme de romans et de films à grand spectacle). Le divertissement, dans ce roman, reste soumis à l’intelligence, la nôtre, mais la nôtre grâce à celle de l’auteur, qui, manifestement, a sur le genre qu’il explore un bienfaisant et trop rare recul, jusqu’à l’enrichir d’un nouveau type de protagoniste, littérairement et philosophiquement ionnant, celui du bouffon, Tirelangue, ce personnage joué par le personnage de Sébrain, dans une mise en abyme narrative habile, qui ne manquera, tel un legs, ni de susciter des imitations, ni de faire des émules.
Et pour cause, l’on sent bien chez Thibault Lafargue, à travers l’efficacité de sa narration, l’élégance de sa plume et la richesse de son style, de multiples influences et références, qui ne sont pas celles d’un lecteur ayant avant d’écrire avalé et digéré n’importe quelles œuvres. Il y a, outre l’inspiration assumée dans la fantasy avec Robin Hobb, et, sans doute, l’inénarrable George R.R. Martin, du Notre-Dame de Paris, du Le Roi s’amuse, de La Reine Margot, dans Le Bouffon de la Couronne, un je-ne-sais-quoi romantique et grandiose, entre le Victor Hugo et l’Alexandre Dumas, sans la démesure indigeste du premier ni la superficialité spectaculaire du second, mâtiné (certains comprendront l’allusion) d’un réalisme flaubertien ou d’un naturalisme zolien dans la peinture minutieuse et documentée, sans illusion ni condamnation, d’une époque, d’une société, des mœurs et des sentiments. Une fresque romanesque, donc, qui, sur ce plan, nous rappelle finalement moins le Moyen-Âge que les grandes heures de la littérature française du XIXe siècle.
Pour autant, Le Bouffon de la Couronne est bien d’aujourd’hui, et – j’en fais personnellement le pari –, n’aura de cesse, dans un avenir proche, de faire rire et tinter les grelots de la renommée, devenant pour tous et pour longtemps une marotte littéraire couronnée, sinon de prix, du moins de succès.