L'erreur de Nietzsche

S'il fallait établir quelle fut, au sens total du terme, l'erreur de Nietzsche, ce ne serait pas sans un triste cynisme que nous évoquerions la troisième dissertation, pour répondre que c'est Nietzsche lui-même l'erreur de Nietzsche. A-t-on besoin d'étayer davantage lorsque l'auteur dit explicitement : « Les maladifs sont le plus grand danger de l'homme » ? Nietzsche malade, Nietzsche ennemi de l'humanité, le confirme-t-il dans son Gai Savoir « Nein, wir lieben die Menscheit nicht » (377). Aussi est-il inutile de vouloir distinguer la maladie physique, ce que j'appelle plutôt handicap pour souligner son inéluctabilité, de la maladie « morale », c'est-à-dire l'absence de volonté ou aboulie, au sens que l'aboulie de l'handicapé tient à son réel désir de mourir qu'il est trop faible pour concrétiser. À travers toute son œuvre, on entend crier Nietzsche de nombreuses fois « tuez-moi », c'était là son dessein caché, sous les traits du surhomme et de la volonté de puissance, qu'il affirme dans sa Généalogie de la morale. Si nous avons critiqué Nietzsche pour l'intégralité de son travail, nous ne pouvons néanmoins que lui reconnaitre cette « volonté de vérité » qui émane de cet eugénisme suicidaire.


Mais pour en revenir à la Généalogie de la morale, son erreur, cette fois-ci au sens systématique, fut l'absence totale de référence à l'éthique. Comment nait la justice s'il n'existe pas un sentiment pareil à priori ? Cette justice immanente, c'est ce que l'on appelle justement l'éthique. C'est cette culture de l'éthique qui est la créatrice de la morale, c'est-à-dire justice transcendante (en ce qu'elle provient d'en-dehors de soi). Mais la morale n'existant qu'en vertu de sa nature relativiste, c'est là tout son défaut sur lequel ont posé leurs réflexions les premiers philosophes moraux (à commencer par Socrate). Déterminer les valeurs universelles de l'humanité, cela devait servir à l'édiction d'une morale qui favoriserait chez l'individu la progression de cette éthique universelle, dans le but essentiel d'harmoniser les rapports humains, détruire l'injustice. Ainsi voyons-nous d'un œil plus aiguisé l'évolution de la morale derrière son noble objectif, tandis que Nietzsche aveugle se construit des mondes artificiels et haineux de « morale de maitre » et de « morale d'esclave » pour historiciser des concepts tout à fait relatifs spatialement et temporellement, c'est-à-dire absolument figés.


Il échappe à Nietzsche qu'une morale s'étiole lorsque dégénère la discipline, quand celui qui la prône ne la respecte pas, c'est toute la société qui s'effondre. Ainsi l'effondrement de l'empire romain d'occident avec ses empereurs abâtardis, dominés par les peuples barbares qui s'infiltrent dans une civilisation forcée de se réformer par son incapacité d'adaptation. La disparition de la conscience morale ou plutôt l'échec de la conception morale de la Rome antique, héritée de la philosophie grecque, s'explique par son figisme : des sociétés de classes fermées (aristocratiques) qui empêchent l'expansion de leur morale à visée universelle. Le christianisme forme une synthèse de ces vulgaires « morale de maitre » et « morale d'esclave » bien plutôt que l'expression de cette dernière dans la mesure où les barbares, représentants de la première et de son esprit de conquête, s'agglomèrent avec les Romains, représentants de la seconde et de son esprit d'ascétisme. Le christianisme veut se répandre universellement, dans l'espace comme dans les valeurs. Mais le problème le plus important auquel doit faire face le christianisme, c'est son erreur, sa fausseté. Là-dessus, je res Nietzsche quand il dit en substance que le christianisme a causé sa propre perte, à cause de sa volonté de vérité, et qu'en voulant affirmer Dieu par la raison, les chrétiens ont fini par démontrer le contraire.


Mais contrairement à ce qui était prévu pour l'humanité, le déclin du christianisme n'a pas mené à la redécouverte de l'éthique, cette morale basée uniquement sur l'être humain. C'est le modèle de l'État, à partir du travestissement de la morale religieuse en morale laïque, qui a prévalu. Si cette morale convient aux faibles d'esprit, aux esprits abouliques, soit la grande partie de la population, c'est parce qu'ils ne conçoivent pas l'éthique et l'utilité que l'humanité tirerait de son affranchissement de ce christianisme sécularisé et de ses valeurs périmées d'humilité et de soumission. Cela dit, Nietzsche se fourvoie éhontément lorsqu'il prétend que les « forts aspirent à se séparer comme les faibles à s'unir » et cela participe de sa haine de l'humanité, non parce qu'il a en horreur la démocratie, l'égalité et la populace, mais simplement parce qu'il est jaloux de ne pas en faire partie (à cause de sa maladie). Il se trompe encore quand il proclame que faire souffrir fait plaisir, ce n'est là que l'expression dégénérée de la véritable source du plaisir, c'est-à-dire l'humiliation. Ainsi, je prédis un totalitarisme d'eugénisme et d'humiliation avant qu'enfin l'humanité puisse s'épanouir dans le respect de l'individu et de son environnement.

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le 5 janv. 2023

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kaireiss

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