« Et comme toujours aussi, il faut sortir : il n'y a que des paradis perdus. Le terminus est-il la fin d'une illusion ? Autre seuil, fait d'égarements momentanés dans le sas des gares. L'histoire recommence, fébrile, enveloppant de ses flots l'armature arrêtée du wagon : le visiteur repère au bruit de son marteau les fêlures des roues, le porteur lève les colis, les contrôleurs circulent. Des casquettes et des uniformes restaurent dans la foule le réseau d'un ordre du travail, tandis que le flot des voyageurs-rêveurs se jette dans le filet composé de visages merveilleusement expectatifs ou préventivement justiciers. Cris de colère. Appels. Joies. Dans le monde mobile de la gare, la machine stoppée apparaît soudain monumentale et presque incongrue par son inertie d'idole muette, Dieu défait. Chacun s'en retourne servir à la place qui lui est fixée, au bureau ou à l'atelier. Fini l'enfermement vacancier. A la belle abstraction du carcéral se substituent les compromis, les opacités et les dépendances d'un lieu de travail. Recommence le corps à corps avec un réel qui déloge le spectateur, privé de rails et de vitres.Terminée la robinsonnade de la belle âme voyageuse qui pouvait se croire elle-même, intacte, parce qu'elle était entourée de verre et de fer. »
C’est comme cela qu’on se sent, en effet, après avoir tourné la dernière page de cet ovni entre essai et poésie. Jamais je n’avais autant annoté un ouvrage qu’avec cet « Invention du quotidien ». Ce livre qui comme le préconisait déjà Borges, contient son contre-livre, est complet. Il est illimité en ce sens qu’il demande lecture et relecture perpétuelles. Ses pages semblent immunisées à l’épreuve du temps, elles le défient même. On ne peut qu’être déé par cet éclat de réflexions, et ce, qu’on soit en accord ou en désaccord de prime abord, M. De Certeau parvient toujours à nous surprendre par sa manière d’agencer les Mots et les Choses.
Ce livre rassemble les trois types de lecture que distinguait R. Barthes : La lecture érotique (celle qui s’arrête sur les courbes de ages), chasseresse (celle qui ne s’arrête plus ou qui ne peut plus) et surtout initiatique (celle qui pousse à noircir les pages blanches d’un débordement, d’un cri fertile). Ce premier tome est un appel à l’action, entre deux temps accidentés.
Si comme l’écrit M. De Certeau : Seule la fin d’un temps permet d’énoncer ce qui l’a fait vivre, comme s’il lui fallait mourir pour devenir un livre (…) À cet égard, l’écrivain est lui aussi le mourant qui cherche à parler.
Qu’en est-il du lecteur qui a entendu, si ce n’est tout, au moins, une parcelle du tout ?
Est-il, lui aussi, confronté à la question d’Oedipe : Est-ce donc quand je ne suis plus rien que je deviens vraiment un homme ?
Je le sais ou du moins, je le crois.