L'Horizon
6.7
L'Horizon

livre de Patrick Modiano (2010)

La matière sombre de la mémoire

L’œuvre de Modiano est unifiée par tout un réseau dense de thématiques qui dessine les contours d'un monde à part entière, un univers qui sort progressivement de l'ombre sous la plume acérée d'un écrivain tout en douceur et en précision.
Parmi ces thèmes, il y a la plongée dans les souvenirs. Souvent, on compare Modiano à Proust, par cette volonté de faire revivre le é tout en maintenant le recul nécessaire par rapport à la re-création que constitue un souvenir.
Le personnage central va donc se promener dans Paris pour faire revivre ses souvenirs. Bosmans, d'ailleurs, n'est-il pas que souvenirs ? Que sait-on de sa vie présente ?
C'est donc de l'ombre de l'oubli que des noms vont resurgir, "quelques faibles scintillements au fond de cette obscurité".
Des noms qui vont prendre consistance, prendre chair. Comme celui de Margaret Le Coz, cette jeune femme venue avec laquelle Bosmans va entretenir une liaison. Un personnage qui va progressivement s'étoffer, au fil des pages, comme une sculpture prend forme avec les coups successif de l'artiste.
Et, à chaque page, cette même question : ce souvenir est-il décrit tel qu'il s'est é, ou est-il re-créé par l'esprit de Bosmans ? Un souvenir, est-ce quelque chose de fidèle ou est-ce la trace d'une subjectivité ? Dans son portrait de Margaret, Bosmans ne transfère-t-il pas ses propres émotions, ses peurs, ses sentiments ?


Les souvenirs, est-ce quelque chose que l'on a toujours avec nous, ou quelque chose que l'on a perdu ?
Modiano joue sur les deux tableaux. Les personnages pourchassent leurs souvenirs, mais les souvenirs les pourchassent itou. Comme ces "parents" de Bosmans, qui surgissent régulièrement pour le menacer avant de retourner dans la nuit. Comme Boyaval, cet homme mystérieux connu à Annecy et qui semble poursuivre Margaret. Des bribes éparses d'un é que l'on voudrait enterrer définitivement et qui ne veulent pas se laisser mourir, qui resurgissent inopinément, qui hantent sans cesse les personnages.
D'un autre côté, on a l'impression que Bosmans pourchasse son é pour le faire revivre, sans se rendre compte qu'un souvenir vieux de 40 ans ne peut plus exister de nos jours. "Aujourd'hui, on se demande si cela a vraiment existé."
Et voilà que le é et le présent s'envahissent mutuellement. D'une phrase à l'autre, on change de ligne temporelle, sans que cela déconcerte le lecteur, sans le perdre dans des méandres de complexité. Chez Modiano, tout se fait en douceur. Cela permet de créer un monde dense.


Et au centre de ce monde dense, il y a Paris. Car les romans de Modiano sont urbains, et majoritairement parisiens. Bosmans, comme d'autres, déambule dans la capitale et ses souvenirs sont à l'image de ses pérégrinations.
Et Paris a deux rôles ici. Elle sert de cadre, mais elle est aussi un parcours mental, un décor psychique. Paris, c'est la tête du personnage, le siège de ses pensées. C'est Paris qui fait naître ces souvenirs, qui abrite toute cette activité mémorielle.


Il y aurait encore tant d'autres choses à dire sur ce roman. Ce couple Bosmans-Margaret Le Coz, couple fantomatique et pourtant essentiel au roman puisqu'il en forme le squelette. Deux personnages qui se ressemblent tant qu'on en vient à se demander si Margaret n'est pas le fruit des projections mentales de Bosmans.
Deux personnages qui, par exemple, se sentent mal en société. Non qu'ils soient totalement asociaux, mais dès qu'ils sont en présence des autres, ils bafouillent, bredouillent et s'embrouillent, ils ne savent pas mener une discussion, ils ne reçoivent pas, et d'ailleurs, honnêtement, ils n'ont pas d'amis, pas de famille, rien. Et ils s'en portent très bien, d'ailleurs, repliés sur eux-mêmes.
Deux personnages qui vivent aussi dans la peur, hantés par ces souvenirs, ces résurgences d'un é mystérieux, des parents que Bosmans voudrait fuir (son seul souvenir d'enfance étant une tentative de fugue), un énigmatique Boyaval qui effraie Margaret. Deux personnages que le é étouffe, qu'il empêche de vivre.


En bref, voilà un roman typiquement Modiano, court (160 pages), simple à lire, mais de cette simplicité travaillée, mesurée, ciselée. Complexe sous des aspects inoffensifs. Et hanté par les thématiques habituelles du romancier, de cette densité qui fait que Modiano est l'auteur d'une œuvre unie et riche.

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le 14 nov. 2015

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SanFelice

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