Le livre d’Emmanuel Faye constitue une première étape essentielle dans la mise en lumière de la figure de Martin Heidegger. Publié neuf ans avant la parution des Cahiers noirs, il en annonçait déjà les révélations, à tel point qu’il apparaît rétrospectivement presque comme un euphémisme. Ce travail ne doit toutefois pas être considéré comme une fin en soi : il invite à poursuivre l’enquête, notamment à travers les analyses de François Rastier, ainsi que le second ouvrage d’Emmanuel Faye, consacré au rôle qu’a joué Hannah Arendt dans la construction et la diffusion d’une image favorable du philosophe.
Un tel travail de démythification est toujours salutaire lorsqu'un auteur bénéficie d'une aura telle qu'il en est devenu pratiquement intouchable. Le nazisme de Heidegger est connu et documenté depuis longtemps, su de ses disciples bien avant la publication des trois premiers volumes des Cahiers noirs en mars 2014 (à la décision même de Heidegger à la suite de son avec les éditions Klostermann) ou bien cet ouvrage d'Emmanuel Faye en 2005. Beaucoup de lecteurs et d’interprètes faisaient une distinction entre "Heidegger le nazi" et "Heidegger le philosophe" ; une distinction savamment entretenue par des gens aussi variés que Jean Beaufret, Jacques Derrida, Jean-Luc Nancy, Emmanuel Levinas, ou encore Hans-Georg Gadamer, tandis qu’après leur publication, cette séparation est devenue beaucoup plus difficile, voire intenable pour certains, ainsi l'ouvrage d'Emmanuel Faye au titre L'introduction du nazisme dans la philosophie constitue un coup de pied dans la fourmilière des disciples heideggeriens, montrant toute l'impénitence du philosophe de la Forêt-Noire.
Alors bien sûr, on ne saurait reprocher aux intellectuels de gauche d’après-guerre d’avoir ignoré les Cahiers noirs, il reste que certains faits connus auraient pu les alerter. De plus, les avertissements critiques de Georg Lukács, Adorno, Pierre Bourdieu, Victor Farias ou encore Jean-Pierre Faye (le père d'Emmanuel) se sont multipliés dès 1945. Il est donc troublant que ces signaux aient si souvent suscité des plaidoyers en faveur de Heidegger, plutôt qu’un examen rigoureux de son œuvre. La fascination n'est jamais dissipée par des preuves, aussi nombreuses et convergentes soient-elles.
Faye dénonce à cet égard la Gesamtausgabe (édition intégrale de Heidegger) comme une entreprise de réhabilitation masquant la continuité du nazisme dans sa pensée. Les séminaires les plus compromettants ne sont souvent pas publiés, ou leurs titres sont modifiés pour en cacher la teneur politique.
Le travail d'Emmanuel Faye, paru en 2005, visant à mettre toute la lumière sur la philosophie d'Heidegger avant même la parution des Cahiers noirs est à saluer. Il y met en avant le fait que les thèses de Heidegger sur la modernité, la raison et la technique doivent être comprises comme l'expression philosophique de son ultra-conservatisme, puis de son engagement nazi. Son évolution déclarée vis-à-vis du rationalisme et de l’humanisme découle avant tout des bouleversements politiques en Allemagne et d’une stratégie d’écriture mêlant dissimulation et révision. Après 1945, ses écrits diffusent des thèmes destinés à entretenir l’illusion d’un éloignement du nazisme, tout en transférant la responsabilité des crimes du IIIe Reich non aux dirigeants nazis, mais à l’ensemble de la tradition philosophique occidentale. Habile, cela rappelle les quelques derniers livres de l'historien Johann Chapoutot, pour qui Martin Heidegger n'était pas nazi puisqu'il était l'amant d'Hannah Arendt (!).
Le positionnement conservateur, rural et enraciné de Heidegger lui a permis de formuler des critiques pénétrantes à l’encontre de la société industrielle de masse, dominée par le règne impersonnel du on et par une technique conçue comme « arraisonnement de l’étant », c’est-à-dire comme soumission systématique du monde aux exigences des sciences positives. Cette posture terrienne s’inscrit pleinement dans l’idéologie Blubo - contraction de Blut (le sang) et Boden (le sol) valorisant le Heimat, le « chez soi », le foyer, le lieu de naissance - que l’on retrouve dans de nombreux populismes à coloration autoritaire, comme le pétainisme ou le salazarisme, et de façon plus radicale encore dans l’idéologie nazie et son antisémitisme constitutif.
L'ouvrage nous montre également qu'Heidegger développa dès les années 1930 une vision du monde profondément marquée par le nazisme, qu’il continua d’exprimer bien après 1945. Dans ses Conférences de Brême (1949), il affirme que l’agriculture est aujourd’hui une industrie d’alimentation motorisée, dans son essence la même chose que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps d’anéantissement, la même chose que le blocus et la réduction de pays à la famine, la même chose que la fabrication de bombes à hydrogène ». En 1940, lors de son séminaire sur Nietzsche, lors de l’invasion de la , il avait déjà salué la « motorisation de la Wehrmacht » comme un « acte métaphysique ». Ainsi, la fameuse mise en accusation de la technique par la philosophie de Heidegger connaît des exceptions (ou une exception : le nazisme), notamment lorsqu’elle est mise au service d’une cause qu’il juge métaphysiquement légitime ; si la technique est portée par un peuple « historial », porteur de l’Être, elle peut être valorisée. À noter que Heidegger a ensuite supprimé ce age compromettant de ses œuvres à partir de 1961, et il a disparu des éditions postérieures, notamment françaises.
Ses propos sur l'historialité et les hiérarchies humaines renforcent l'orientation idéologique en faveur du nazisme. Certains peuples, comme les « n*gres » ou les Cafres, seraient selon lui « sans histoire », ou n’en auraient qu’une comparable à celle « des singes et des oiseaux ». Les Juifs, quant à eux, sont décrits comme « sans monde » (weltlos), terme qui, dans le vocabulaire heideggérien, désigne ce qui est en dessous de l’humain. Ils sont ainsi relégués à l’« immonde », selon Emmanuel Faye. Certains êtres vivants, comme les animaux, sont pauvres en monde, et certains humains n'ont tout simplement pas de monde. Ainsi, on peut lire le texte cité dans l'ouvrage la réflexion philosophique de Heidegger sur la mort, son essence et son rapport à l’être humain (le Dasein) : les Juifs n'en font pas partie puisqu'ils sont infra-humains. Ils périssent oui, mais ils ne meurent pas. Seul l'homme meurt (sterben), l'animal lui, périt (verenden).
Heidegger, toujours selon Faye, prétend également que les Juifs, en raison de leur « talent marqué pour le calcul, la magouille et le brassage », étaient les principaux vecteurs de la technologie moderne, de la « machination » (Machenschaft). Selon lui, ils auraient ainsi, paradoxalement, succombé eux-mêmes aux méthodes industrielles avancées utilisées dans les camps d’extermination, notamment les chambres à gaz. Dans cette logique propre à Heidegger, le génocide des Juifs constituerait un acte d’« auto-anéantissement ».
Vous reconnaissez ici l'habituel trope antisémite qui repose sur une grave méconnaissance : le judaïsme ne se fonde pas sur le calcul ou le chiffre, mais sur la lettre et la loi. Historiquement, si les Juifs européens ont été associés aux flux monétaires, ce n’est pas par « essence », mais parce que la loi biblique, comme pour les catholiques ou les protestants, interdisait de prêter à intérêt à ses coreligionnaires, mais l’autorisait envers les autres. Ce rôle n'était pas un choix communautaire mais une conséquence structurelle, que Calvin finira d’ailleurs par briser en 1545 en autorisant les prêts à intérêt entre protestants.
Ce qui ressort de manière saisissante à la lecture du travail d’Emmanuel Faye, c’est la cohérence idéologique d’un corpus que beaucoup ont voulu lire de façon fragmentaire, en négligeant les continuités profondes entre ses formulations ontologiques et ses prises de position politiques. L’une des forces de l’ouvrage est précisément de mettre en lumière cette architecture souterraine : non pas une pensée contaminée par accident, mais un système conceptuel qui, de la critique de la modernité à la valorisation de l’authenticité et de l’« enracinement », repose sur des distinctions hiérarchisantes entre peuples, formes de vie et régimes de pensée. C’est cette cohérence qui rend la réception d’Heidegger si problématique : elle invite moins à un débat interprétatif qu’à une évaluation éthique et politique du legs philosophique. L’idée même que l’on puisse « sauver Heidegger de lui-même » devient difficilement tenable dès lors que l’on prend au sérieux ce que disent les textes - et ce que Faye s’emploie méthodiquement à restituer.
En définitive, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie n’est pas seulement un réquisitoire historique : c’est un acte de philosophie critique. Emmanuel Faye y démontre avec rigueur que le discours heideggérien ne peut être séparé de l’idéologie nazie sans mutiler le sens même de ses concepts. À rebours des lectures esthétisantes ou herméneutiques qui ont trop longtemps occulté les enjeux politiques de cette pensée, son travail oblige à interroger la responsabilité du philosophe et celle de ses commentateurs.