Un petit livre déjà un peu long si on cherche à le prendre des pieds à la tête, c'est un coup à ne pas en voir le bout. La folie solliloque autour de quelques-uns de ses bienfaits
le plaisir vient d'elle
l'action vient d'elle
le succès vient d'elle
l'amour-propre vient d'elle
et elle s'en vante tout du long, gracieusement, en multipliant pour nous divertir les déclinaisons.
L'insouciance... par exemple, serait née du plaisir et de l'action en union... à moins que, non, c'est du succès dont accouche l'insouciance, qui a fricoté avec l'action. Ou bien c'est... non...
Bon.
Disons que ça se e par-dessus dans tous les sens, enfoui moi par-dessous tous les bords, encore et encore, que même la fin soit terminée, encore un effort, et que la folie se place toujours en haut ou au milieu suivant ses envies, et que l'œuf et la poule, peu importe le premier si les deux sont timbrés.
Une généalogie tout de même : Plutus dieu de la Richesse, par extension dieu de la Fortune au sens large, tant qu'à faire, est le père de Folie.
Je suis née de Plutus, géniteur unique des hommes et des dieux, n'en déplaise à Homère et à Hésiode et même à Jupiter. Un simple geste de lui, aujourd'hui comme jadis, bouleverse le monde sacré et le monde profane ; c'est lui qui règle à son gré guerres, paix, gouvernements, conseils, tribunaux, comices, mariages, traités, alliances, lois, arts, plaisirs, travail... le souffle me manque... toutes les affaires publiques et privées des mortels. Sans son aide, le peuple entier des divinités poétiques, disons mieux, les grands dieux eux-mêmes n'existeraient pas, ou du moins feraient maigre chair au logis. Celui qui a irrité Plutus, Pallas [la sagesse] en personne ne le sauverait pas ; celui qui le protège, peut faire la nique même à Jupiter tonnant. Tel est mon père, et je m'en vante. Il ne m'a pas engendré de son cerveau, comme Jupiter cette triste et farouche Pallas, mais il m'a fait naître de la Jeunesse, la plus délicieuse de toutes les nymphes et la plus gaie.
La Folie tire donc de son côté même la couette de la jeunesse, au point de s'attribuer par quelques raccourcis tout ce qui est beau en celle-ci.
N'oublions pas que la Folie se revendique dès le départ d'écrire son propre éloge, et qu'il faut s'attendre à quellque biais de validation, c'est le moins que l'on puisse dire.
Elle sait ce qu'elle est, de toute manière, et n'a pas besoin de le prouver.
Nul besoin de vous le dire ; je me révèle, comme on dit, au front et aux yeux, et si quelqu'un voulait me prendre pour Minerve ou pour la Sagesse, je le tromperais sans parler, par un seul regard, le miroir de l'âme le moins menteur.
Elle use du langage articulé,
(faut bien, pour pratiquer l'éloge, ou bien faudrait qu'elle change le titre de son oeuvre, et même qu'elle nous propose autre chose qu'un livre)
d'une manière authentique et frivole qui nous dée, nous, misérables mortels vaniteux à la pensée structurée.
Écartons les sages, qui taxent d'insanité et d'impertinence celui qui fait son propre éloge. Si c'est être fou, cela me convient à merveille. [...]
Vous entendrez de moi une improvisation non préparée, qui en sera d'autant plus sincère. [...] j'ai eu toujours grand plaisir à dire tout ce qui me vient sur la langue.
Elle semble en vouloir à la raison, et le fait savoir (1). Elle charge la raison au point de l'acc de tous les maux (non sans l'imiter tout le temps). Au point par exemple que selon elle, l'on ne devient pas sage d'avoir vieilli, mais l'on vieillit d'être sage.
Si les mortels se décidaient à rompre avec la sagesse et vivaient sans cesse avec moi, au lieu de l'ennui de vieillir, ils connaîtraient la jouissance d'être toujours jeunes.
Au point de confondre parfois enfance et folie, dans un lien de réciprocité totale. Et puis bientôt de confondre folie et bonheur, forcément... et alors souvent d'associer enfance et bonheur.
La folie a sa logique forcenée, qui nous rappelle à nos rêves d'enfant, pas parce qu'ils sont les meilleurs, pas forcément, mais parce qu'on les a fait sans raisons. Nostalgie d'une innocence en partie fantasmée.
Mais la folie se nourrit du fantasme. Nous éprouvons même à la lire un désir de ce genre de régression, de se garder les avantages du langage (tels qu'ils se déroulent sous nos yeux) en s'épargnant les lourdeurs logiques et même existentielles qui lui incombent.
C'est une régression qu'il est dur de se choisir, en réalité, que l'on expérimente avec ce livre virtuellement, et que la vie à la limite nous permettra sur la fin : et le poète montre encore les vieillards sur les murs de la ville, s'entretenant en paroles fleuries. Par là, ils l'emportent même sur la petite enfance, tout aimable assurément, mais privée du plaisir suprême de la vie, qui est de bavarder.
Autre enthymème, ou syllogisme imparfait, invoquant deux axiomes : que la folie est dans la nature de l'homme, explicitement, et que la conformité à la nature fait le bonheur, implicitement, elle peut bientôt dire : de même que son ignorance grammaticale ne saurait rendre malheureux le cheval, la folie ne fait point le malheur de l'homme, puisqu'elle est conforme à sa nature.
Il faudra laisser la raison de côté parfois donc, accepter quelques postures arbitraires ou approximatives, pour venir à bout de l'ouvrage, puis il serait sage ensuite de le traiter en livre de chevet, c'est-à-dire d'y revenir régulièrement par fragments joviales, avec désir frais et indulgence, de la manière dont on traite un ami et qui s'ensuit, dixit la folie :
Aussi, puisque aucun homme est exempt de grands défauts, puisqu'il faut compter avec les immenses différences d'âge et d'éducation, avec les chutes, les erreurs, les accidents de la vie mortelle, demandez-vous comment les sages, ces argus perspicaces, pourraient jouir même une heure de l'amitié, si n'intervenait dans leur cas ce que les Grecs appellent Euétheia, ce que nous pourrions traduire soit par folie, soit par indulgente facilité.
(1) La folie ne fait pas de compromis, ou lorsqu'elle en fait, très vite elle les oublie. Il n'y a d'incohérences que les paradoxes que l'on retient.
L'Oubli d'ailleurs, avec une majuscule, fait partie de ses nombreuses compagnes, que sont aussi :
l'Amour-propre, on l'a dit
la Flatterie
la Paresse
la Volupté
l'Etourderie
la Molesse
toutes primordiales au mortel pour vivre une bonne et agréable vie, dixit la folie.