De l'évasion
7.9
De l'évasion

livre de Emmanuel Levinas (1998)

La force de fuir

Sur cette critique de Lévinas je voudrais parler de la thématique de l'être chez lui. Vous me direz c'est large, toute sa philosophie en un sens est une fuite hors de l'il y a. Mais je veux parler de cette adhésion -- que dis-je, adhésion ? Parlons plutôt d'adhérence, d'adhérence sans adhésion, parce que l'être (et le moi par la même occasion, qui est une existence, un être), il "colle", il colle comme de la glu, mais très forte vous voyez ! pas comme de la patafix ! Et que tout l'effort de l'existant va à décoller de son existence. Le moi s'arrache, fait tout pour s'arracher de son être... Au sens où on arrache quelque chose de collé à la glu, mais aussi un peu comme on dit, "bon les gars, on s'arrache ?" c'est-à-dire "on part", "on s'en va" (à la limite, on s'évade). Et j'aime bien que dans cette dernière expression, le verbe s'arracher soit utilisé d'une façon intransitive : ça ret parfaitement ce dont parle Lévinas ! Le moi s'arrache, tout court, un point c'est tout, pas à ceci ou cela, pas vers ceci ou cela ! Bref, l'être est, et c'est au tragique de cette évidence qu'essaie, désespérément, d'échapper l'existant. Ce qui me paraît vraiment palpitant dans l'idée de Lévinas c'est ce qu'il dit au tout début du livre, sur la question de la paix et du conflit : d'habitude, on conçoit le conflit comme le fruit d'une différence première entre un moi et un non-moi ; pour qu'il y ait conflit, il faut une contradiction, une polarité logique ou ontologique entre deux extrêmes (moi et ce qui n'est pas moi, la liberté et l'être). Là, ce que veut penser Lévinas, c'est un conflit qui ne procède pas d'une relation d'altérité, d'une opposition, mais de l'identité prise dans le mouvement même de son identification à soi. On peut l'appliquer à l'être, qui est l'identité par excellence. C'est en tant que l'être est qu'il est violent : la violence n'est pas scission ou déchirure, mais unité, simplicité, permanence. La violence suprême, c'est que l'être soit, et que moi je sois aussi, au beau milieu de tout ça. J'insiste : au milieu, c'est-à-dire en plein dedans, comme une chose parmi les choses. Comme dit Matt Elliott, "What the fuck am I doing on this Battlefield ?". C'est la raison pour laquelle Lévinas parle de l'être comme d'une "tare" (p. 94), ou qu'il parle de la "brutalité" de l'affirmation de l'être (p. 93). C'est vraiment l'inquiétude suprême, parce que la joie est dans la tension, dans l'élan, dans la sortie c'est-à-dire dans la négativité, dans l'acte de rompre avec toute forme de coïncidence ; et que la souf est dans le repos, dans l'égalité à soi de l'identique. Donc comment jouir vraiment si toutes nos joies procèdent d'une tension indénouable ?

C'est la splendeur que je perçois dans l'analyse lévinassienne du plaisir : le plaisir n'est pas un achèvement de l'acte, il est tout au contraire approche, mouvement asymptotique vers une disparition du Soi qui n'arrive jamais. Comme dit Lévinas, il est "détente" et non concentration, à l'opposée de la souf. Le plaisir ne tient pas tout entier dans un instant ponctuel. Au contraire, sa nature est de s'étaler dans un devenir, dans une progressivité qui ne parvient jamais à terme. C'est pourquoi le plaisir est toujours décevant : il nous promet sa propre augmentation et n'aboutit en réalité qu'à sa disparition. Comme dit Lévinas, le plaisir "se brise juste à l'instant où il semble sortir absolument". Le plaisir n’est pas achèvement de l’acte, ni état, il est un épanouissement du sentir qui ne s’accomplit que sur le mode de l’imminence, et donc ne s’accomplit jamais vraiment, car son imperfection est la condition de sa réalisation. Pourquoi ? Parce que le plaisir est extase, sortie hors de soi, pure évasion qui ne s’évade vers rien, fuite sans issue car fuite portée à l’absolu, non pas fuite vers un ailleurs mais fuite de tout lieu, vers le no man’s land du non-être : car le site propre de l’homme est l’être et son assomption, que l’homme est présence à soi de la présence, récurrence du réel, adhésion à soi de l’existence. Et que, comme le plaisir est fuite, il ne peut s’achever, sous peine de s’évanouir comme fuite. C’est pourquoi l’achèvement du plaisir signe l’échec du plaisir : non pas qu’il ne parvienne pas à son sommet, mais parce que l’absence de sommet, d’état de plénitude parfaitement achevé, fait partie du plaisir. Et j’aime beaucoup l’après-coup du plaisir que Lévinas décrit de façon merveilleuse : on se retrouve intégralement déçu et honteux d’être encore là, de ne pas avoir disparu dans le plaisir. On est ré-assigné à un ici, on n’a pas réussi à fuir, la présence fait retour après ce moment d’absence, l’absence n’a pas vaincu ce qui est. Invincible présence ! Mais en même temps je trouve que c’est compliqué parce qu’on pourrait faire de cet après-coup du plaisir, de ce « retour à la case départ », une lecture inverse : non plus que le mouvement pur, que la mobilité infinie du plaisir se fige à nouveau dans un ici, mais que ce plaisir éprouvé un moment comme plénitude se retrouve à nouveau ouvert à un horizon, à quelque chose d’autre que soi. Est-ce l’absence qui se retrouve à nouveau enchaînée à une présence, ou est-ce la présence qui se trouve à nouveau ouverte à un horizon, à un après ? Parce que dans le plaisir, peut-être qu’on jouit aussi qu’il n’y ait plus d’horizon, ou du moins que le plaisir n’ait plus d’autre horizon que sa propre augmentation, que l’avenir ne soit plus que la promesse d’une intensification du présent — et que c’est cette clôture sur soi de l’ici et maintenant, cette absoluité de la jouissance qui se trouve déçue dans l’après-coup du plaisir. « Post-nut clarity », comme disent les Anglais : on revient à soi, donc comme dit Lévinas, la réflexivité fait retour après un moment où on s’était oublié ; mais une autre interprétation de ce phénomène, de cette lucidité d’après la jouissance sexuelle, ce serait peut-être de dire qu’on ressent à nouveau la relativité du moment de plaisir, que le plaisir perd de son exhaustivité parce que son intensité, vécue comme un comblement total, s’affaisse soudainement et que le temps se temporalise à nouveau, qu’il y a à nouveau du temps, à nouveau un lendemain avec ses choses à faire, etc. Merde, il y a de l’ici après cet ailleurs ! Ou peut-être l’inverse : merde, il y a de l’ailleurs après cet ici ! Peu importe. Nous avons tort de dire, tout le temps, sans arrêt, que la jouissance est égoïsme : elle est altruisme, par essence, vraiment. Ce n’est pas absorber l’Autre en Soi, c’est se dissoudre en l’autre. Disparaître dans le sensible, s’assommer de bonheur. La jouissance assomme : comme disait l’autre à qui j'ai acheté du shit au lycée, « ah toi tu veux te péter le crâne-ah ». Jouir, c’est essentiellement se péter le crâne, se griller la cervelle. Rien d’autre que la pure évanescence de ce qui est, là, au bout de notre sentir — avec quoi se fond le sentir même — impossibilité de sentir par résorption du sentir dans ce qu’il sent. Non pas absorption, mais résorption. Pâmoison : disparition, abandon, affalement. C’est cela, le bonheur : la statue du Bernin, jouissance et souf — non, se faire sauter par le Très-Haut. Enfin. Advenir à la transcendance, disparaître en elle, se laisser pénétrer d’absence. Se noyer dans l’infini aérien, dans la vacuité pure de l’espace. Espace vide, essentiellement. Essentiellement. Disons : essentiellement. Cessons de n’aimer point les majuscules, les formules, les points d’exclamation. On épuise si peu le possible, on a si peu conscience de l’immensité du physiquement possible, à force de réduire le possible au potentiel. 

Mais ce n'est pas de ça que je voulais parler. À la base, ce que je trouve intéressant c'est surtout cette idée d'un être vécu comme tension du fait de sa simplicité même, d'une souf qui affecte l'être en tant qu'il est en repos, et non en tant qu'il est "agité". Et ça Lévinas le décrit merveilleusement bien dans le age sur la nausée (section VI). Lévinas dit : ce qui est caractéristique de la nausée, c'est qu'il s'agit d'un envahissement par soi-même, non par une extériorité. C'est de soi qu'on souffre dans la nausée, c'est de soi qu'on est encombré, non d'un autre. Comme dans la honte, où l'embarras est embarras vis-à-vis de soi, et non vis-à-vis d'un intrus ou d'un parasite extérieur. Lévinas dit : "Nous sommes soulevés de l'intérieur ; le fond de nous-même étouffe sous nous-même ; nous avons 'mal au coeur'". J'aime beaucoup l'idée du mal au coeur, c'est-à-dire d'un mal qui affecte le coeur du moi au sens à la fois littéral et figuré, d'un mal qui atteint le centre de notre être, et non son pourtour, non sa périphérie. C'est drôle comme configuration. Et puis j'aime aussi l'opposition que j'y vois avec Sartre : dans La nausée de Sartre, il me semble que la nausée elle vient de l'envahissement du pour-soi (qui est néant) par un en-soi qui lui vient du dehors, qui est l'extériorité même. De sorte qu'il y a encore cette dualité, me semble-t-il, chez Sartre, dualité entre le sujet et la réalité. Ici c'est le soi lui-même qu'on vit sur le mode de l'être, de l'existence. Pour moi c'est une idée puissante de Lévinas cette idée d'un soi qui est existence, exister, dans toute la gravité du terme qui marque une lourdeur, un poids et non la légèreté du néant sartrien (quoique ce caractère volatile, à la lettre "subtil" du sujet soit décrit chez Sartre dans le registre de l'angoisse). J'aime bien que le sujet soit traversé en sa subjectivité même par une existence anonyme, par un courant d'être, par ce brouillard ontologique qui de toute façon submerge tout ce qui est. Il faudrait voir en même temps, parce qu'il y a tout ce concept d'hypostase qui est aussi très important, cette idée d'une ad-venue de l'étantité par "substantivation" de l'esse, mais en même temps il me semble que dans De l'évasion il y a quand même cet anonymat de l'être qui le rend indifférent au partage sujet-objet. Enfin quoi qu'il en soit de tout ça, quand Lévinas décrit la nausée, me frappe beaucoup la manière dont il refuse le terme d'obstacle pour la qualifier : il me semble que ça ret cette idée d'une souf qui affecte l'identité en tant qu'identité, dans le mouvement même de son "s'identifier". On ne peut pas distinguer le moi de la nausée, on ne peut donc pas scinder le sujet de l'événement qui le fait souffrir : le sujet se découvre dans sa souf, il fait corps avec sa souf parce que sa souf lui révèle son être, est cet être même. Donc voilà, ça me plaît bien cette conception d'une existence qui traverse l'existant et lui impose d'être soi. Je trouve qu'il y a un puissant paradoxe dans cette idée (mais peut-être que c'est juste moi qui l'y projette) : l'avoir-à-être de l'être ne lui vient pas de son être... En fait, ça revient très simplement à l'idée que développe Lévinas dans De Dieu qui vient à l'idée, qui veut que la mienneté découle de l'avoir-à-être et non l'inverse. La tâche d'exister de l'existant lui vient de l'existence brute. L'exister de l'existant lui vient de l'existence anonyme, pas l'inverse (autrement dit : loin que l'existence de l'exister soit soutenue par l'existant).

Il y a cette splendeur, pourtant, dans De l'existence à l'existant : l'existant se détache de l'existence brute, il s'hypostasie, se fige dans un ici et maintenant, au-delà, en deçà, peu importe, hors l'être pur. Création d'une singularité dans ce qui n'est que bruissement anonyme. Mais je parlerai de ce livre dans une critique dédiée. Juste ce que je voulais dire c'est que dans De l'évasion il y a cette idée d'une existence qui transit douloureusement l'existant en tant qu'existant ; et qu'exister, pour l'existant, c'est se ref à exister, c'est sortir de soi. Que le moi n'est pas calme identité à soi, mais différence qui n'en finit jamais de différer. Différer de l'absence (différer au sens de surseoir, de pousser au lendemain).

J'aime beaucoup parce que ça interroge cette très belle expression : "la force de fuir". Il y a de belles choses à méditer chez Deleuze aussi, mais pour l'instant je connais moins, j'attends de voir. Il faut la prendre au sérieux cette force, non pas comme une faiblesse latente se déguisant en force apparente, mais comme une faiblesse apparente recouvrant une force profonde. Il faut le voir comme ça et c'est ça que j'aime chez Lévinas : fuir, ce n'est pas juste une attitude de bon à rien, de désespéré, de flemmard. Espérer, vouloir, c'est fuir : c'est poser un au-delà de l'être. Est-ce poser un au-delà de l'être à proprement parler ? Je ne suis pas sûr, car justement quand on a la force de fuir, c'est qu'on fuit vers rien de déterminé, qu'on fuit tout court, sans savoir où, vers où. On ne sait pas où on va, juste on va. On va.

10
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le 28 mars 2025

Modifiée

le 28 mars 2025

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Robi Bobby

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