Inoffensif
Comme beaucoup, j’ai découvert Raphaël Quenard à travers Chien de la casse. Comme presque autant, j’avais aussitôt accroché à l’acteur et au film. Peut-être parce que le film, représentant par...
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Comme beaucoup, j’ai découvert Raphaël Quenard à travers Chien de la casse. Comme presque autant, j’avais aussitôt accroché à l’acteur et au film. Peut-être parce que le film, représentant par ailleurs une amitié masculine, fragile et rurale, faisait à l’acteur : la gouaille de Mirales-Quenard se heurtait d’abord à l’inanité de son pendant-faire-valoir, Dog, puis à la simplicité butée d’une jeune femme qui fragilisait son emprise ; elle était une sorte de logorrhée virtuose, justifiée par une misère sociale patente.
Par la suite, Quenard, devenu omniprésent, ne me surprit jamais vraiment. Dans le meilleur des cas, je le trouvais capable de céder élégamment le devant de la scène à un Jonathan Cohen sans trop renier sa propre singularité (Sentinelle). Dans le pire, il m’apparaissait en roue libre, sans contre-puissance pour s’opposer à ce qui devenait une parole tournant en roue-hamster (chez Dupieux, deux fois, la seconde se révélant encore plus platement absurde que la première). Et la plupart du temps (Pourquoi tu souris, les Trois Fantastiques, et j’en oublie peut-être), je considérais qu’il réitérait ce qu’il avait déjà fait en mieux, avec un certain talent, mais sans plus de panache. Comme si l’industrie, qu’il avait secouée, l’avait déjà incorporé.
Son age à la grande librairie, émission calfeutrée et superficiellement littéraire par mondanité profonde s’il en est, était pour confirmer ce constat. Notre désormais reconnaissable Raphäel m’y fit l’effet d’un demi dandy domestiqué, du genre que les bons bourgeois invitent à leur table pour s'extasier de sa bizarrerie, avant de l’évacuer par un rire raisonnablement gêné et vraiment amusé. Et lui de se prêter au jeu comme il se doit, d’une manière similaire à celle dont il posait sur la couverture de son ouvrage, portant un costume assez ouvertement impeccable et une rose assez ouvertement désuète pour détonner sans diviser.
D’aucuns auraient pu penser que la désormais entreprise Quenard avait trouvé un énième moyen de se perpétuer sans se renouveler, de s’octroyer une nouvelle légitimité, littéraire, sans se risquer. Et pourtant, si ce n’est que question d’argent et de renommée, ce n’est pas vers le roman qu’il est le plus rentable de lorgner.
Aussi, alors qu’elle était globalement convenue jusque dans son originalité maintenant aimable, l’attitude de l’auteur, à un moment, retînt mon attention. Un autre intervenant releva que l’argument du livre (les pérégrinations rhétorico-psychologiques d’un marginal assassinant une femme de chaque classe sociale) n’était pas très féministement correcte, ému comme nos amis les bourgeois aiment montrer qu’ils le sont. Alors, la répartie de Quenard su me plaire. D’une part, parce qu’il avait déé cet effarouchement d’époque à l’avance, par une citation un peu facile, mais à propos (« aller à l’encontre de la morale de son temps, c’est là l’espièglerie du poète »), d’autre part, parce qu’il lui répondit, contrairement à son habitude, par une donnée tranchée et matérielle : on lui reprochait un hypothétique plaisir à décrire des meurtres femmes, mais ceux-ci ne prenaient pas plus de quatre pages sur les presque deux cents du livre. Implacable, et charnellement littéraire.
Nous avions donc un petit événement d’un auteur qui se piquait de toucher au mal, à la lutte des classes et au féminisme. Je décidai donc de me laisser tenter, conjecturant que je serai à moitié convaincu, et que l'autre moitié me ferait penser.
Verdict provisoire, alors que l’ouvrage est refermé, mais qu’il continue à inf : il m’a plus fait penser qu’il ne m’a convaincu. Mais faire penser, ce n’est déjà pas si mal, et je pense qu’il m’aura permis de mettre de mettre le doigt sur plusieurs choses que j’intuitais sans parvenir à les formuler. Essayons désormais.
Commençons par le plus évident : c’est avant tout pour sa faconde que Raphaël Quenard s’est fait connaître. Je suis bien sûr d’accord pour dire que sa manière de malaxer les mots sort du lot, j’en ai d’abord et comme beaucoup été séduit, ne serait-ce que par dépaysement. Sauf qu’à répéter et répéter encore qu’un parler est génial, l’on finit par oublier de réfléchir sa singularité. Or, ce qu’une réaction sur Twitter ou un échange sur quotidien ne permet que d’effleurer, un roman permet de le penser.
Plusieurs critiques relevaient avoir lu le roman en imaginant les intonations de Quenard. De fait, l’exercice fonctionne. On y retrouve son lexique riche, jouant avec l’absurde, mélangeant volontiers registre soutenu, archaïsmes volontaires et mots plus populaires pour aboutir à un cocktail particulier, mais accessible. Si vous l’aimez sans retenu, vous devriez être comblés.
En revanche, si vous aviez des réserves, celles-ci devraient s’accentuer. Car balancer quelques répliques chaloupées, souvent équilibrées par un contre-champ, ce n’est pas la même chose qu’étaler sa pensée deux-cents pages durant.
A ce titre, je m’étonne que la syntaxe du livre ait été si peu commentée. Alors que beaucoup vantent l’oralité sinueuse de l’auteur, ici, peu d’incises, nuls points-virgules ou parenthèses, rien que du fluidement fonctionnel. Ce qui me fait venir à deux hypothèses : soit Quenard a plus peur de perdre ses interlocuteurs qu’on ne pourrait le penser, soit ses intonations, impossibles à l’écrit, voilent une pensée finalement moins ramifiée et plus grossière qu’elle n’en a l’air.
Quenard recourt énormément aux superlatifs relatifs (« établir un visuel est la pire des choses à faire pour qui dérobe », « c’est au de ceux qui sont à la marge qu’on prend le plus bienfaiteur recul », « elles m’avaient toutes deux tendu le plus habiles des pièges », et j’en e des dizaines). A mon sens, cette répétitivité trahit un certain automatisme, voire une faiblesse de langue, mais surtout, elle cherche à accrocher son lecteur par une prose excessive, mais limitante, puisque figeant et ramenant à l’unique.
L’une de ses figures favorites est l’hyperbole. Figure qui peut avoir son charme, lorsque sa démesure est assumée comme force comique (et qu’il assume d’ailleurs parfois ainsi), ou lorsqu’elle permet de grossir le réel pour mieux le voir, ou le choquer par d’autres hyperboles opposées. Sauf qu’à mon sens, trop souvent, il s’en sert pour gonfler artificiellement l’importance de ses idées. Je ne vais prendre qu’un exemple :
La combinaison d’adjectifs nous caractérisant est le résultat de milliard de choix qui se proposent chacun d’avoir des milliards de conséquences selon les milliards de milliards de choix qu’il nous reste à faire. C’est désorientant de possibles.
Ici, ce n’est pas la multiplicité qui intéresse Quenard, au contraire. Ses excès uniformisent, puisqu’il ne se penche sur aucun de ces possibles concrets : il se contente de les évoquer, abstraitement. Sa langue fait donc le contraire de ce qu’elle clame : elle ne démultiplie pas, mais globalise. Pour désorienter, mais avec clarté, il aurait fallu prendre le temps de déplier un seul de ces cas, pour explorer sa complexité.
Ce goût de disserter aussi largement sur la vie le place non du côté des littéraires, mais des philosophes. Ses personnages sont très peu décrits physiquement, et lui-même est avant tout une idée sur pattes, doublée d’une bouche sans corps. Cela s’observe également à l’emploi qu’il a des formules : celles-ci n’ouvrent pas de pistes, elles assènent des verdicts globaux. Quenard parle énormément par clefs. Parfois, celles-ci sont plaisantes, mais elles empaquètent et réduisent beaucoup le réel (« « La vraie phrase, c’est l’argent c’est du temps », « à Paris, la concentration démographique annihile toute individualité », et tant d’autres assertions à la fois réfutables et non ises comme telles).
A trop aimer s’étaler, cette langue finit par se mordre elle-même, voire par insulter l’intelligence du lecteur qu’elle cherche à fasciner. De ce point de vue, c’est son utilisation des adverbes, des adjectifs, et des subordonnées qui m’a le plus fait tiquer. Je considère qu’elle est :
1) superfétatoire :
La femme de la fille que tu viens d’empoisonner cauteleusement qui se retrouve à te témoigner d’improbables élans d’affection, ça fout le bourdon.
Il est en effet utile de préciser que le poison a été versé cauteleusement : cela permet de ne pas confondre avec un empoisonnement loyal... De même, l’improbabilité gagne à être explicitement mentionnée, puisque le lecteur n’aurait jamais pu deviner que la situation, en elle-même, était improbable (comme en témoigne par ailleurs le fait que le narrateur éprouve le bourdon).
Allez, un deuxième pour le plaisir :
Je me brosse les dents sans même jeter un coup d’œil dans le miroir, de peur d’accentuer les complexes qui me rongent.
A ne pas confondre avec les complexes qui ne le rongent pas.
Et 2) parfois contradictoire par accumulation :
Dégoulinant de flagornerie, Nestor me remercie avec sincérité et m’ouvre un boulevard pour poursuivre la conversation.
Rien n’est dit, car la sincérité contredit la flagornerie. Et trop est dit, parce que l’intégralité du roman est déjà un monologue-boulevard.
A l’inverse, Quenard s’appuie peu sur le chiasme, l’hyperbate, l’anacoluthe, ou même, contrairement à sa réputation, sur la métaphore. Il ne déforme pas le réel, il le plie. Sa langue est autoritaire ; en témoignent d’ailleurs ses nombreuses négations restrictives : « Les chiffres, eux, ne produisent qu’un seul effet. Ils ferment des bouches » (non, ils peuvent faire bien d’autres choses que ta phrase balaie).
C’est un verbe qui cherche à impressionner son lecteur tout en fermant ses possibilités d’interprétations. Il n’a pas de dehors. Cite des lieux à foison, pour bercer tant par leur incongruité que par la variation musicale qu’ils produisent, mais sans explorer leurs singularités géographiques. Mentionne des œuvres et des auteurs, mais en restant toujours en surface :
J’ai compris ce jour-là que le don doit être suffisamment subtil pour que le receveur puisse l’accueillir. Donner n’autorise pas à imposer. J’avais digéré Marcel Mauss en une expérience.
Mauss dont l’auteur expédie la pensée en même pas quatre lignes, elles-mêmes évidées sociologiquement : comme Quenard le dit lui-même, il digère les autres, et donc, ne les discute pas. L’auteur-narrateur ne dialogue ni avec les autres personnages, qu’il surplombe, ni avec d’autres artistes, qu’il énumère pour se grossir, ni même avec ses lecteurs, à qui il ne fait pas confiance.
Il ne parle que de lui, mais là encore, puisque sa marginalité sert à ne pas le situer, puisqu’il est tout de mots sans matière, et puisqu’il brandit l’innombrable des possibles mais aussi l’absurde ou encore la dopamine pour se justifier sans avoir à s’expliquer, il n’affirme finalement rien, malgré toutes ses belles formules.
Et après tout, pourquoi pas. Si le projet, c’est de suivre une logorrhée hors-sol, pontifiante, et au bout du compte assez limitée dans ses procédés, je peux tout de même le suivre, dans la mesure où la langue est relativement vivante et inattendue, surtout par rapport à ce que l’on entend d’habitude.
Sauf que le livre ne se contente pas d’étourdir sans but. L’auteur comme le narrateur se piquent de parler de lutte des classes (ou en tout cas, de parcourir l’hétérogénéité de celles-ci), de féminisme (en tout cas, de se confronter à diverses femmes), et de jouer avec le diable (voire de se prendre pour lui). Et c’est sans doute là que le bât blesse le plus.
Nous l’avons déjà dit : le personnage n’a aucun ancrage sociologique. Cela n’est pas forcément un problème, et pourrait au contraire lui permettre d’être partout chez lui. Sauf que le narrateur conjugue à cette non-position sociale une non-position idéologique. Son cynisme désamorce toute conflictualité, et donc, toute possibilité d’analyse politique.
L’unique fois où l’auteur-narrateur parle de capitalisme, c’est pour s’exonérer de porter sa « belle paire d’Air Max » :
J’emporte le marqueur de ce diabolique capitalisme.
Phrase où, à mon sens, tout est dit. En adjectivant, une fois encore, le capitalisme, il le moralise, soit le dépolitise. Et en l’acceptant malgré son diabolisme, il se réfugie dans l’absurde pour ne pas se révolter. Il le dit lui-même :
La sagesse tient plus de l’acceptation de notre bassesse qu’à son combat. Heureux les résignés, comme disait ma grand-mère. La résignation est une forme d’assentiment comme une autre, un peu amer, mais salutaire.
Des formules, toujours des formules, et dont Camus, intellectuel déjà peu politique, ne serait pas très fier. La résignation n’empêche pas la lucidité, me rétorqueront d’aucuns. Peut-être, mais en six chapitres abordant chacun une femme issue d’une classe sociale différente, Quenard ne se révélera pas plus lucide que combattif.
Quenard ne dresse aucune différence qualitative entre aristocratie et bourgeoisie. La baronne qu’il rencontre est obnubilée par la préservation de son capital ; en cela, elle n’est pas une aristocrate, mais une banale super-bourgeoise. Car la distinction du noble, c’est d’être assuré de son assise matérielle ; son privilège, celui de railler le matérialisme fébrile du parvenu, lequel vise à instaurer une nouvelle aristocratie fondée sur le mérite et le commerce, même maquillés.
Les intérieurs sont peu décrits, de même que la manière dont leurs propriétaires investissent l’espace. L’argent n’est pas traité, ou de façon superficiellement figée et jamais dans sa circulation. Le peu d’intérêt que Quenard porte à l’économie, et plus largement au monde matériel, l’empêche de comprendre bourgeois et prolétaires, qui apparaissent d’ailleurs plutôt comme des riches et des pauvres. Les rencontrant individuellement, le personnage n’observe pas de rapport entre eux ; les psychologisant faiblement, il transforme les médecins en salauds égocentriques et les caissiers en sacrifiés unilatéraux.
De toute manière, il n’est pas animé d’une volonté de perçage sociologique ; seulement intéressé par le fait de clamer qu’il connait les codes de chaque univers, pour pouvoir pénétrer tout lieu, les dominer, et en repartir aussi vite qu’il en était venu, sans laisser de trace, mais sans rien en retirer.
Aussi, lorsqu’il croise la caissière qu’il décidera presque aussitôt de tuer pour la soulager de sa triste vie (ce qui l’interdira d’explorer cette dernière, dans la particularité de sa tristesse comme dans ses trouées de joie), il la décrit en quelques lignes toujours abstraites :
Son visage prouve à lui seul combien l’existence humaine peut être dure.
Il ne s’attarde pas plus sur ce visage que sur son corps, qu’il survole en quelques termes abstraits et moraux. Cela aurait été trop précis, trop centré sur une altérité. Il préfère partir sur une énième généralisation philosophique.
Généralisation qui lui permet de rester sur lui. Il ne parlera pas du travail, ou pas dans sa durée : le tapis de la caissière ne l’intéressera que le temps d’y placer un bon mot, lui faisant, de son propre aveu, perdre de vue ce qu’il annonçait observer :
Les plus sensibles auraient versé une larme sur le tapis roulant. Je n’ai fait qu’y déposer mes articles en m’escrimant à ne plus la regarder.
Et ces bons mots ne se contentent pas d’enjamber le réel. Ils le contredisent parfois. Aussi, le narrateur pourra décrire la générosité du système français, éludant ses causes socio-historiques comme son démantèlement effectif, afin de se décrire complaisamment comme un parasite lévitant au-dessus de la matière. De même qu’il fantasmera une industrie cinématographique florissante dans les années 2000 pour se dépeindre comme un ambitieux touche-à-tout, alors qu’en , le cinéma déclinait déjà.
Bref, le niveau d’articulation politique auquel accède le personnage pourtant proclamé comme lucide est particulièrement faible. D’autant plus qu’il rabat la politique sur le vote (à travers la saillie d’un autre personnage qu’il adoube, ce qui lui permet, en outre, de ne même pas assumer cette recoupe), ou que la seule position concrète qu’il défende, c’est l’interdiction de légaliser le cannabis, à travers des arguments particulièrement rebattus (et d’autant plus que tout le monde ne fume pas comme il le croit, toujours aussi assertif : « on commence toujours dans une perspective récréative. Tu fumes toujours tes premiers ts en groupe »).
Politiquement, l’auteur-narrateur ne risque donc presque aucune proposition, et le peu qu’il essaie à demi n’est ni original, ni structurel. Il est foncièrement conservateur, y compris dans son nihilisme assumé.
Et à partir du moment où la personne que l’on suit est si radicalement autocentrée, je pense qu’on peut légitimement s’interroger sur sa capacité à parler de la condition féminine.
Tout comme je ne me suis pas attardé sur l’inconsistance sociologique du personnage-narrateur, je ne commenterai pas la facilité avec laquelle il pénètre l’intimité des femmes-proies du roman sans jamais essuyer refus ou simple adversité. Si ces facilités permettent de comprendre plus efficacement des personnalités intéressantes, pourquoi pas. Sauf que l’auteur ne se montre pas plus doué pour parler de la société en général que pour développer sur les diverses femmes qui la composent.
Et pour cause, dès qu’il commence à percer l’intériorité d’une femme, il fait marche arrière et la supprime. C’est exemplairement le cas pour la caissière que j’ai déjà évoquée, mais ça l’est tout autant avec celui de la femme du footballeur. Après s’être davantage attardé sur son compagnon, puis l’avoir considérée comme une vulgaire bimbo bandante, il l’écoute quelques instants :
Ses confidences m’amènent à réviser la première impression que je m’étais faite d’elle. Elle n’est pas si bête que cela.
La figure jusqu’alors sans intériorité serait-elle en e de devenir une femme ? Que nenni, comme le montre aussitôt une ixième phrase surchargée :
Pour autant, je ne tarde pas à chasser cet embryon de sympathie que je sens subrepticement poindre.
Soit l’embryon, soit le « que je sens subrepticement poindre » sont de trop : l’on peut deviner l’un par l’autre. L’auteur-narrateur semble être aussi apeuré à l’idée d’être débordé par ses lecteurs qu’à celle de se confronter à une sympathie féminine, il s’interdit autant de faire penser que d’être pensé.
A l’instar des rapports de force politiques qu’il esquisse, ses rapports de force séductrice sont dépourvus de dialectique. Les six femmes abandonnent leur vigilance voire s’abandonnent à son emprise en quelques pages isochrones. Et quand surviendra une prévisible vengeresse, le narrateur en tombera aussi platement amoureux, dans un age caricaturalement romantique, sur lequel Flaubert n’aurait pas manqué d’ironiser :
Même si je ne sais strictement rien de l’amour, j’ai l’impression aujourd’hui d’en sentir les contours. Je touche à une forme d’inconnu que je rattache à l’amour. Ces nouveaux sentiments qu’Albane fait danser en moi me paraissent en accomplir la chorégraphie. J’ai trouvé quelqu’un pour er l’inable. La grande énigme du pourquoi du comment, je m’en fous enfin. L’évidence a une tête, deux bras, deux jambes. L’évidence prend la forme d’une femme, l’évidence s’appelle Albane. Je l’aime comme il devrait être interdit d’aimer.
A moins que le romantisme, en tout cas tel qu’investi par nos contemporains, ne soit lui-même une caricature ; et un temple d’abstracteurs. En tout cas, chez Quenard, du côté masculin comme du côté féminin, la domination sexuelle est toujours un jeu unilatéral ou l’autre ne voit rien venir.
Dans une sempiternelle phrase désincarnée, le narrateur donne l’argument du roman dont il est l’anti-héros :
C’est l’histoire d’une misandrie qui faisait qu’une misanthropie prenait l’apparence d’une misogynie.
C’est un sempiternel bon mot piétinant la matérialité du livre. Il ne déteste personne, car il ne s’intéresse qu’à lui. Cent ages l’attestent, mais je ne développerai qu’un exemple. Lorsqu’il tue le personnage (ou plutôt, la 4ème figure qu’il croise) de la fille active, en la jetant d’une falaise, son meurtre dure un battement de cil, et ni la chute, ni le cadavre de la victime ne sont décrits. A l’inverse, le narrateur étale la maestria dont il fait preuve pour s’innocenter cinq pages durant, à travers des phrases auto-congratulatoires telles que les suivantes :
Pas même suspecté. Je n’avais pas imaginé m’en sortir avec autant de brio. C’est inouï. Quelle facilité. On y prendrait presque goût. Sans compter que les marcheurs comme la gendarmerie ont fait preuve d’une sollicitude qui me fait chaud au cœur. Je suis un meurtrier bichonné.
Le personnage n’est fasciné que par lui. Ses capacités d’acteur font de lui un bon séducteur, mais elles le limitent du même coup : même lorsqu’il parle des autres, il ne cherche qu’à les impressionner pour se mettre en valeur.
Je sais que tout ce que je viens de dire et vais continuer à avancer ne sera pas forcément accepté par les amateurs de Quenard ; ou au contraire, sera is, mais repris comme positif. Toujours est-il que tout, dans son style, me fait non pas l’effet d’un écrivain, mais celui d’un acteur exultant d’être sous les feux de la rampe.
L’égocentrisme déployé, invisibilisant la société dont il se targue de parler, a-t-il au moins le mérite du trouble moral ?
Même pas.
Contrairement à Bel-Ami, que Quenard cite pourtant, le personnage est tué et condamné. Le mal existe clairement, et il est clairement puni : tout est sous contrôle.
Les crimes ne sont parcourus d’aucune jouissance. Les seuls plaisirs libidinaux du anti-héros sont canoniquement charnels. Une fois, chez Albane, le narrateur évoque un détail qui sort de l’ordinaire : « Elle a aussi ce que j’aime le plus au monde : des dents qui montent les unes sur les autres ». Mais c’est pour s’embourber ensuite dans les banalités hyperboliques déjà citées.
Plus surprenant, dans le monologue-coup-de-gueule adoubé, Quenard écrit ceci (je laisse chacun juger la pertinence de sa ponctuation : attention, ce que l’on dit est émotionnant) :
Rien qu’en , il y a un Français sur cinq qui a des troubles psychiques non diagnostiqués !! Imagine ce que ça veut dire ! Tu sors dehors, tu vas chercher le pain, il y a une personne sur cinq, tu la croises, tu ne sais pas ce qui peut se er !! Sur toute la , ça te fait plus de 10 millions de gremlins en liberté ! C’est pas un machin de fou ?! Comment tu veux que ça ne tourne pas au vinaigre ?! Explique-moi !!!
Raphaël Quenard a donc plus peur des désaxés que de la norme. Cela pose un auto-proclamé marginal.
A sa sortie, le livre a beaucoup été vendu comme issu d’un « cerveau malade ». A sa lecture, j’ai peut-être compris ce que l’expression signifiait, dans la bouche de nos publicitaires contemporains tout aussi prompts à se pâmer sur le Joker-Phoenix ou à faire de la Jinx d’Arcane une icône révolutionnaire : Raphaël Quenard ne les intéresse pas en tant qu’il pense la folie, mais en tant qu’il la coolifie.
A y réfléchir, le titre dit l’essentiel du livre.
Clamser à Tataouine.
Première lecture : Tataouine, pour le lecteur français moyen (et au sein du livre, par ailleurs, puisque l’endroit n’est pas traité en tant qu’endroit), c’est un mot exotique. Et clamser, c’est rigolo aussi, mais ça ajoute un zeste de frisson morbide à la drôlerie.
Seconde lecture : pour le même lecteur français classique, Tataouine, ce n’est pas seulement l’ailleurs, mais aussi le nulle part. Et comment avoir peur de mourir, si ce n’est nulle part ? Pardon, non pas de mourir, mais de clamser. L’aseptisation est double : déspatialisation d’abord, ridiculisation ensuite.
On peut être violent, mais sur du vide, et gentiment. Le livre est inoffensif.
Il se vend très bien, tant mieux pour l’auteur. Il est globalement apprécié, tant mieux pour les lecteurs. En ce qui me concerne, si je le considère désormais principalement comme un adversaire du fait de la langue qu’il déploie, je garde pour Quenard la sympathie qu’il refuse aux femmes de son roman. Et comme je n’exclus pas que tout ce que je viens de relever tienne plus de la maladresse ou d’affects peu réfléchis que d’un choix artistique conscient, je m’en voudrais de ne pas terminer sur ce que je considère être des forces mal exploitées mais réelles de son ouvrage.
A ce stade, je pense que le plus salutaire, pour Quenard, serait soit, en tant qu’acteur, d’accepter des rôles où son personnage est poussé dans ses retranchements par des puissances co-existant avec la sienne, soit, en tant qu’auteur, de scinder sa personnalité en plusieurs individualités qu’il confronterait. Mais s’il veut poursuivre en tant que narrateur-démiurge, je vois entre autres les trois pistes suivantes.
Premièrement, l’on sent chez lui un sincère plaisir de er pour infréquentable, et de fait, s’il est parfait pour être adoré sans risque, il jure encore un peu dans le panorama français. S’il n’est pas, ou plus contestataire, il a sans doute été partiellement marginal dans le é. Pour continuer à bousculer, il faudrait qu’il interroge l’écart entre son originalité de départ et la rapidité avec laquelle il a été récupéré.
Deuxièmement, la scène qui m’a le plus marqué est celle au cours de laquelle le narrateur se fait aborder par un indésirable dans une salle de sport. Pour une fois, le narrateur se laisse déborder par l’émotion (sans en succomber aussitôt, comme avec Albane). Et certains disent que pour comprendre un homme, il faut s’attarder sur ce qui le met hors de lui. Pourquoi s’emporte-t-il autant sur cette incarnation de « ces gens-là qu’on devrait condamner. Ceux qui nous empêchent d’avancer à nos cadences », pour lequel « il faut une limite » car « là, c’est quasiment criminel » ? Avant de donner mon interprétation, petit florilège de citations :
Il veut parler de lui, partager cette vision de la vie dont je me erais sans que mon existence n’en soit changée d’une virgule.
En bon maître tunnelier qu’il est, il pose sa question dans l’unique but d’enchaîner et de me renvoyer un nouveau tunnel en pleine poire.
C’est fou, d’aussi peu comprendre le langage corporel.
Étrange colère. Celle d’un homme qui, à ce stade du récit, partage sa vision de la vie depuis 150 pages, enchaîne tunnel rhétorique sur tunnel rhétorique, et n’a jamais ne serait-ce qu’eut l’idée de faire un lien entre corps et pensée.
Il n’a rien pour lui. Sa faconde est trop peu géniale pour que je m’use à lui répondre.
Mais la faconde, par définition, n’exclut-elle pas la génialité ?
Non. En tout cas, pas dans le système de valeurs quenardien.
La haine que son narrateur voue à ce beau parleur creux est une haine de ce qu’il pourrait être, une crainte de comment il sait qu’il est parfois perçu. C’est de lui qu’il parle, c’est lui qui vit par le regard des autres et l’effet qu’il produit sur eux, tout en refusant d’être déplacé comme il les déplace.
Cette angoisse, autrement plus que les classes sociales ou les femmes dont il a prétendu parler, serait un sujet littéraire pour lui.
Et concernant le troisièmement, je vais le citer une dernière fois, dans un age inverse au précédent, où le narrateur (et Quenard à travers lui, au moins en partie) expose ses convictions avec une lucidité souveraine :
Cette fange lexicale est constitutive de mon identité. J’ai un bagage littéraire de façade. Il suffit pour faire bonne figure, mais il reste inopérant lorsqu’il s’agit de duper quelqu’un de vigilant ou de solide sur ses appuis. Je sais que pour Victor Hugo la forme c’est du fond qui remonte à la surface, mais, pour ma part, j’aborde les choses avec moins de confiance. Pour moi, la forme, c’est la tentative maladroite de déguiser l’horreur du fond.
Ici, il retourne sa parole contre lui-même.
Alors qu’il e son temps à théoriser sur tout et sur rien, pour une fois, il mentionne un auteur sans l’utiliser comme d’un totem mondain digéré, mais pour dialectiser ses propres idées. S’opposant à Hugo, il cesse d’être abstrait pour se positionner face à une pensée située. Et il a l’humilité de considérer que sa pensée est peut-être plus faible que celle dont il se distingue. Il effleure le gouffre entre son ivresse de pouvoir dire tout et son contraire et la possibilité que les mots aient un sens qui le rattrape.
Si Quenard récidive littérairement, c’est dans ce genre de gouffre que j’aimerais le suivre.
En attendant, je n’aurai pas boudé une lecture facile, mais néanmoins fertile à plusieurs égards. Il y a quand même plus honteux à faire que de lire ou d’écrire ce livre ; et dans le champ des gros succès, je ne crois pas que l’auteur ait à rougir face à la concurrence.
Mais tout de même, à ceux qui veulent réfléchir la société, je conseille davantage Psychologies ou Boniments de Bégaudeau, à ceux qui cherchent explorer la dialectique du masculin et du féminin ou la réalité de la folie, je recommande plutôt Boys boys boys ou A la folie de Joy Sorman, et à ceux qui ont aimé suivre un cinglé, j’incite à se plonger dans du Dostoïevski, et plus précisément dans Crime et Châtiment, où l’anti-héros étire l’une des meilleures formules quenardiennes sur mille pages : « ce n’est pas tuer qui est difficile, c’est en ressortir tranquille ».
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