Eli Cranor n’a que deux livres à son actif, mais déjà une longue liste de prix littéraires. Pour la première fois traduit en français, il nous plonge dans une Amérique profonde angoissée par le déclin et qui, aux prises avec le chômage, la prolifération des armes et l’addiction aux narcotiques, se replie sur elle-même dans un violent mélange de paranoïa et de racisme. En ces lendemains de réélection de Trump, portrait noir et sensible d’une Amérique qui ne rêve plus.
Depuis que la fermeture de sa centrale électrique a sonné le glas de sa prospérité, la petite ville de Taggard, dans l’Arkansas, n’est plus que l’ombre d’elle-même, hantée d’immigrants acceptant des salaires de misère et de groupuscules suprémacistes attisant haine et racisme sur fond d’abrutissement à la méthadone. C’est là que Jeremiah vit de sa casse automobile, terrible symbole des reliefs d’une splendeur américaine déchue. Vétéran du Vietnam traînant ses fantômes et les cicatrices d’un drame familial, il a transformé les lieux en bunker, les classiques littéraires y côtoyant les armes de guerre, pour, son addiction à l’alcool temporairement remisée, y élever sa petite-fille Joanna à l’abri de la violence du monde.
Sa mère disparue et son père condamné à perpétuité pour le meurtre d’un fils Ledford, une famille suprémaciste connue pour ses actes de violence et son implication active dans le trafic de drogue, la jeune fille n’a pour sa part que des préoccupations tout à fait ordinaires à la veille de son départ pour l’université. Favorite de l’élection qui doit consacrer la reine du Homecoming dans son lycée, elle vient d’arracher à son grand-père la permission de minuit dont, en lieu et place du bal, elle compte bien profiter pour redre en secret son petit ami. Sauf que, sortie des radars de Jeremiah, la voilà une proie rêvée pour les Ledford assoiffés de vengeance. Le vieil homme qui pensait pourtant se contenter d’assurer ivement leur sécurité va devoir reprendre les armes pour sauver une Joanna à son tour rattrapée par la violence de réalités aux antipodes du rêve américain.
Efficace et enlevé de bout en bout, ce polar dans la plus pure tradition du rural noir s’inspire d’un fait divers. Sous la fulgurance de la violence qui vient faire voler en éclats tout espoir de vie rangée, comme si, dans ces contrées abandonnées à leur agonie, la tragédie n’était qu’une longue cascade sans échappatoire, le récit sans complaisance se fait miroir d’une Amérique oubliée et misérable, laissée à ses pires démons. Ici, pas de bons ni de méchants purs et durs, mais des hommes et des femmes malmenés par l’injustice, les épreuves et le malheur, des anti-héros réagissant avec les moyens du bord, vaillance solitaire et fatiguée pour les uns, bêtise et rancoeur désespérée pour les autres.
Au travers d’un drame humain aux complexités tout sauf manichéennes, Eli Cranor réussit une peinture forte et frappante du malaise des oubliés d’un rêve américain fracturé. Une lecture aussi haletante que d’actualité.
https://leslecturesdecannetille.blogspot.com