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Des cigales, des joncs, des suicides, un briseur de planning et un thriller hospitalier.
La première journée du Festival est traditionnellement celle où l'on a l'opportunité de donner ses chances aux sections parallèles, car la Compétition ne commence que dans l'après-midi. J'entame donc la journée par l'ouverture de la Quinzaine avec un projet presque aussi singulier que celui qui débutait l'année dernière, soit le film posthume de Sophie Fillières, Ma vie, ma gueule. Il s'agit ici d'Enzo de Laurent Cantet que le réalisateur, Palme d'or en 2008 pour Entre les murs, n'a pu tourner, emporté par la maladie. Robin Campillo (120 battements par minute) a donc repris ce projet, qu'on présente comme "un film de Laurent Cantet, réalisé par Robin Campillo". L'univers du premier, dédié à la jeunesse et au Sud de la , rencontre parfaitement celui du second, toujours habile pour saisir les émotions, la sensualité naissante et le récit initiatique. Cette histoire d'un jeune garçon de 16 ans qui tente l'apprentissage de la maçonnerie alors qu'il est issu d'une famille de la grande bourgeoisie trouve toujours le juste équilibre. Les comédiens sont formidables, mention spéciale au duo Piersco Favino / Élodie Bouchez, parents qu'on devrait prescrire à tous les ados du monde, Élodie Bouchez s'étant déjà illustrée dans cette partition avec L'Amour Ouf l'année dernière.
J'enchaine avec l'ouverture de la Semaine de la Critique. On nous précise en introduction que le Festival de Cannes n'a pas reçu de film néerlandais depuis 2013. Rietland de Sven Bresser ne contribuera probablement pas à la promotion touristique du pays dans ce récit malsain et obscur où un coupeur de roseau découvre le cadavre d'une jeune fille : ciel chargé, ambiance pesante et délires étranges nous plongent dans un monde qui convoque Dreyer et Dumont, mais abuse aussi de certains effets. Il ne suffit pas de faire hurler la bande son en filmant des roseaux dans le vent pour créer une ambiance. N'est pas Lynch qui veut. Les spectateurs quittent progressivement la salle et les applaudissements sont très timides quand le cauchemar s'achève enfin.
Un jour de beau temps aux Pays Bas
Je traverse la Croisette pour redre le Palais et le premier film en Compétition, Sound of Falling de Mascha Schilinski, parmi les outsider puisque la cinéaste allemande n'en est qu'à son second essai et que le premier, Dark Blue Girl en 2018, n'était même pas sorti en . Derrière moi dans la file, un groupe de lycéennes fébriles se trouve incapable de répondre lorsqu'une femme leur demande quelle est la nationalité du film. Je suis ravi de les renseigner : c'est allemand. Je marque une petite pause afin que l'information fasse son chemin, avant d'ajouter que ça dure 2h40. La fébrilité en prend un coup.
Je fais le malin, mais la mienne va aussi être mise à rude épreuve dans ce portrait de femmes sur plusieurs générations au montage abrupt mélangeant les styles, les séquences hallucinatoires et les sauts temporels. Juliette Binoche, la présidente du jury, demandait de l'audace, elle sera servie. Le film doit encore un peu décanter au vu de sa densité. C'est un projet puissant, la photo picturale est ionnante, mais les affèteries esthétisantes sont un peu trop manifestes. Les départs sont nombreux durant la projection : le film rebutera par ses longueurs et surtout sa noirceur sans fond, avec au menu suicides en série, inceste, sévices, couture sur paupières de cadavre et dépression généralisée. En somme, toute ce qu'il faut pour figurer au palmarès.
Un regard caméra qui t'invite clairement à quitter la salle
Les délais avant la projection du soir me permettent de caler un petit Cannes Classics, soit la restauration de Sur le territoire des Comanches de George Sherman (1950), présentée par Quentin Tarantino qu'on a déjà vu en pleine forme lorsqu'il a déclaré à pleine voix l'ouverture du Festival lors de la Cérémonie du même nom.
Vous le savez, le planning est réglé à la minute près, et les projections commencent toujours à l'heure. Sauf quand on donne la parole à Tarantino. Le réalisateur présente déjà la séance qui précède la mienne (Red Canyon, toujours de Sherman), mais n'a absolument pas fini de parler alors qu'est censée commencer la seconde. Paniqué, le staff ose une initiative périlleuse : nous faire entrer dans une salle comble en nous proposant de nous installer sur les marches, espérant sans doute secrètement faire comprendre à Tarantino qu'il faut er au deuxième programme. J'arrive donc au milieu d'une de ses phrases, qui durera une bonne vingtaine de minutes, détaillant toute la carrière de Sherman, devant une salle comblée. Un intervenant censé conduire l'entretien cherche dores et déjà un nouvel emploi.
Hello Darkness my old friend...
Tarantino ne s'arrête jamais, et me rappelle la ion avec laquelle Tavernier parlait, ant du coq à l'âne dans un name dropping infini qui vous fait comprendre que vous n'avez aucune culture. Une traduction simultanée au casque était proposée pour ceux qui le souhaitaient. Une pensée émue pour l'interprète qui a dû finir par saigner du nez.
Quand il a enfin terminé, QT s'installe au rang devant moi et nous gratifie d'une séance parfaite, éclatant de rire à chaque vanne de cette petite friandise de western avec Comanches, mythomanes et power girl distribuant des pains à tout le saloon.
Après la projection, j'ai mon fils au téléphone et je lui raconte les frasques de Tarantino.
- c'est le réalisateur des films tristes ?
- ah non, pas du tout, c'est Pulp Fiction, Kill Bill...
- ah ouais, je confondais avec Tarkovski
-...
- oh, ça va, ça commence pareil hein...
[inutile de préciser que j'ai raccroché pour appeler en urgence mon notaire en lui demandant de le retirer de mon testament]
Le bougre QT m'ayant mis à la bourre, je cours pour redre la Semaine pour l'ouverture avec L'intérêt d'Adam de Laura Wandel. Après le remarqué Un monde en 2021 sur le harcèlement scolaire, la cinéaste reprend les mêmes procédés : format court, sans pincettes, pour une plongée en temps réel et sans musique au coeur d'une unité pédiatrique, ou une infirmière et une mère se battent autour du sort d'un enfant, mais dans des directions opposées. C'est tendu, sec, suffocant, irablement interprété, ce qui ne nous surprend pas de Léa Drucker, mais confirme tout le talent d'Anamaria Vartolomei, qui marche ici clairement dans les pas de la regrettée Emilie Dequenne.
Sortie le 1er octobre.
Au programme aujourd'hui :
Des agents secrets, des procureurs, des flics, des paysans vénézuéliens et de la chasse aux phoques.