D'entre les morts, Sokal nous livre un ultime chef d'œuvre. Jamais dans ses jeux, la métaphore politique de ces fragiles automates n'a paru aussi émouvante, cette puissance de l'art face à la barbarie fasciste. La mise en scène flamboie, les graphismes sont sublimes. L'horrible opus précédent est loin derrière. Il y a du David Cage dans ces nouveaux atours cinématographiques, qui accompagnent avec fluidité l'héritage Myst des origines.
Quant au jeu, c'est souvent là que le bât blesse dans ce type de film interactif : le gameplay se cantonne essentiellement à bien cliquer partout pour ne pas perdre un dialogue ou une cinématique ; et à se laisser porter par le script. L'univers est suffisamment riche et les personnages attachants pour ne pas bouder son plaisir, mais il est vrai qu'un film aurait tout aussi bien pu faire l'affaire.
Tout diffère cependant dans le rapport au temps et à l'espace. Explorer un lieu mètre par mètre, laisser couler le bruit d'une ambiance, attendre, se perdre : cette expérience est bien spécifique au jeu vidéo. Habiter l'image, une image-environnement. Le bonheur indéfectible de ce Syberia est de renouer avec l'atmosphère des débuts. Les progrès technologiques sont bien là, mais ils importent peu : ici règnent le calme et la douce mélancolie. Ce que n'avait pas compris le stupide virage Blockbuster du 3e volet.
Mention spéciale au doublage : la texture des voix françaises est pour beaucoup dans l'immédiate empathie pour les personnages. Ce n'était pas gagné car Kate a beaucoup changé et de nouveaux venus l'accompagnent. Caméra à gauche, caméra à droite, ne pas perdre une miette d'un rayon de lumière, d'une voie sur le côté. Et investir les énigmes, simples mais ludiques, spectaculaires avant tout, dans leur maniérisme art nouveau.
Il faut la patience du retro-geek pour s'astreindre à lire toutes les documentations et parcourir tous les arbres de dialogues. Il faut avoir connu les temps de chargement, les récompenses pixels par pixels d'un téléchargement... Il faut être vieux, quoi, joueur de la première heure, pour goûter pleinement ces retrouvailles. Je suis en plein dans la cible.
L'esthétique Steampunk se révèle particulièrement poignante quand elle est ici utilisée pour évoquer le é réel de la seconde guerre mondiale. Car c'est bien cette émotion d'une civilisation proche et disparue qui nous etreint quand on revient sur ces traces d'Europe de l'Est.
Kate Walker marche, Kate Walker flâne dans les boutiques d'antiquité, prend le temps d'un voyage en tramway, observe l'architecture, enquête sur l'Histoire... Invitation au temps perdu, suspendu, improductif et esthétique. Grande galerie à ciel - numérique- ouvert.
Rien de gratuit dans cette promenade : chaque objet dit le cri des personnes disparues. Les PNJ immobiles dans les rues de Vaghen sont l'oubli du é, le poids silencieux de la mauvaise conscience. Dans les visages inflexibles des automates, il n'y a plus de soutien. Fantômes traversants d'un é spolié.
Pourquoi faut-il toujours que je perde tous ceux que j'aime?
Et dans un refuge en haute montagne, quand le fascisme gronde, prendre le temps d'une longue balade de Satie au piano. Rejouer deux fois, trois fois la mélodie. Les clients se rapprochent, médusés par la grâce. Leurs visages illuminés écoutent religieusement. Ce moment suspendu n'a plus rien de virtuel. Recueillement poétique volé à la mémoire
D'une époque à l'autre, la nostalgie nous étreint. Les lumières étaient plus chaudes, les bois avaient plus de densité, tout fleurait bon le confort et la sécurité. Et pourtant. é idéalisé que l'on voudrait habiter à jamais. Dans les brumes de l'enfance, au son d'une boîte à musique. Ce dernier voyage de Kate est un voyage intérieur. Les mélodies sublimes d'Inon Zur nous transportent au bout du monde.
Et quand il est temps de se retourner, de contempler les vestiges, il n'y a plus besoin de parole. De chaque objet, émane un son de la mémoire. Point & Click méditatif, qui au bout de l'Histoire, invite au recueillement.