Hasard du calendrier, ce jeu est en phase de sortie en même temps que Read Dead Redemption 2 qui fait beaucoup parler de lui. Or, le contraste entre les deux devient flatteur pour Obra Dinn. En effet, on voit partout sur Youtube "incroyable les détails dans RDR2 !", ou autre "le soin apporté aux détails dans RDR2 est du jamais vu, waou waou!". On clique sur play et on voit des forêts avec des lapins, de la neige, unécoystèmdynamikresponsivautonome et tout ça. Ah, c'est sûr, avec une multinationale qui a mis des armées de programmeurs pendant huit ans dessus, tu t'en prends dans la gueule du détail.
Mais Obra Dinn, donc ? Imaginez le pitch du gars qui a fait le jeu (Lukas Pope donc) : "je vais faire un jeu d'enquête en monochrome style basse résolution où je donne que des infos fragmentaires à recouper grâce à de petits détails que le joueur doit saisir". Oui : pour un jeu basé entièrement sur le fait d'observer avec les yeux, les oreilles et le cerveau, il choisit un style graphique low res monochrome. Stupidité, génie ? Génie bien sûr.
Là où un Read Dead tombe en pleine mimesis du réel (le but étant, sur un continuum, d'avoir autant de détails que dans la vraie vie de l'Amérique d'alors, ou du moins d'en donner l'impression), une reproduction quantitative, descriptive, Return of the Obra Dinn fait tout le contraire. Il donne SENS aux détails en faisant d'eux la possibilité de rentrer dans le monde et dans l'existence de ceux sur lesquels on enquête. Autrement dit, rien ne vous est jeté à la gueule, les détails sont DISCRETS, à la fois dans le sens de ne pas se montrer mais aussi de jouer en toile de fond. Ils ont un réseau de sens à prendre par un bout ou l'autre, mais n'ont pas vocation à placer le joueur dans une posture de contemplation. Au contraire, le détail devient détail et apparaît quand il parvient enfin à porter du sens. Enquêter, dans Obra Dinn, c'est échafauder du sens grâce à notre attention aux détails. S'il y a bien un jeu au sujet duquel il faudrait s'extasier du soin pour les détails, c'est celui-ci.
Ce n'est pas qu'une pirouette à la Magritte ("ceci n'est pas une pipe") que de dire que ceci n'est pas un Read Dead : c'est vraiment l'incarnation d'un modèle différent de jeu, d'expérience faite par le joueur ou la joueuse. Ce qui semble n'est pas le vrai, et le vrai ne semble pas, il naît, il se construit. Il n'est pas, pour ainsi dire, étalé devant vous en haute résolution pour vous faire baver et vous offrir un monde prémâché.
Pope réussit donc ce tour de force de baser toute l'expérience sur les détails, le recoupement, l'observation, au sein d'un monde vu quasi en fil de fer monochrome où même les visages ne sont que de grossiers traits. Magique.