« J’aimerais ne pas revoir le monde » : le souhait, formulé par Viridiana, qui s’apprête à prononcer ses vœux pour une réclusion totale au couvent, est déjà en soi une forme de provocation par rapport à la narration traditionnelle, qui envisage le plus souvent le parcours d’un personnage comme un élan initiatique vers la découverte et la liberté. Et ce ne sera pas le premier paradoxe de ce parcours qui la confrontera malgré elle au bas-monde, pour une incursion dans l’atroce comédie humaine que délivrent ceux qui tombent le masque.
L’Histoire a surtout retenu la violence frontale avec laquelle Buñuel s’est attaqué au dogme religieux, et il faut bien reconnaitre qu’on comprend que l’Espagne franquiste ait frémi face à ce catalogue raffiné de blasphèmes, la pauvre nonne se voyant malmenée autant dans sa chair que ses idéaux, et son catéchisme bafoué par tous les détours les plus crus, d’un crucifix en poignard à une couronne d’épines balancée au feu, en ant par l’iconique Cène revisitée par des pouilleux en pleine orgie. Cette thématique relève finalement presque de l’amusement de la part d’un franc-tireur aussi motivé par son insolence qu’il est, et restera toute sa carrière durant, absolument fasciné par le folklore liturgique.
Car le trajet de Viridiana ne se limitera pas à la désacralisation d’un lieu hors du monde dans lequel elle ne pourra pas finir ses jours. D’un homme à son fils se dessinent brutalement les élans de la convoitise, et tout leur cortège qui lui aussi peut relever du folklore, dans une attention démesurée apportée aux objets ou aux motifs : une corde à sauter qui combine un éros violent (viol, pulsions pédophiles) et thanatos (la pendaison), des pis de vache comme initiation timide à la chair, des chaussures fétichisées ou une robe de mariée qui va er de corps en corps.
Buñuel, en réalité n’a pas qu’une cible, ou plutôt, c’est le genre humain dans son entièreté qui le préoccupe. Car si l’on tire à boulets rouges sur les patriarches bourgeois, personne ne sera en réalité épargné, et la leçon est limpide : le monde ne peut être sauvé, à l’image de cette séquence anecdotique durant laquelle le cousin achète un chien pour le sauver au moment où l’on en croise un autre dans la même condition. Le désir utopique de Viridiana de fonder un hospice dont elle serait la sainte tourne au fiasco pour un motif endémique qui pourrissait déjà la vie des plus riches : l’homme est égoïste, trouve toujours plus faible que lui (les mendiants s’acharnent ainsi sur l’un des leurs soupçonné d’être lépreux), et pourra renier tout idéal à partir du moment où il satisfera ses appétits. L’Angélus, déjà brisé dans son lyrisme par le quotidien matérialiste des travaux de la ferme, laissera place à une véritable orgie, cour des miracles où les pauvres seront davantage assimilés à des enfants sans surveillance que de réels pervers. Car c’est là aussi un des principes de Buñuel que de ne jamais basculer dans le didactisme moral, se contentant d’aligner les conséquences logiques de tempéraments pour lesquels il se prend même à une certaine tendresse par instants.
Cette absence de complaisance trouve aussi son point d’équilibre dans le travail esthétique opéré par le cinéaste. En dépit de tout cet étalage de déviances, Viridiana est indubitablement un beau film, que ce soit dans la superbe photo qui éclaire cette grande demeure (on pense par instant aux intérieurs gothique des Grandes Espérances de Lean), l’opulence visuelle dans la saturation des objets, le bestiaire profus et ces espaces constamment balayés par des travellings très étudiés : Buñuel soigne sa copie sans jamais se départir d’une certaine distance lucide, parfaitement illustrée par le traitement qu’il réserve à la musique, ce superbe Alléluia du Messie de Haendel, toujours joué in, et qu’on entend à des intensités diverses en fonction des espaces où se place la caméra, modulant le lyrisme et la majesté des scènes.
Le dénouement conservera donc cette opacité quant à une rédemption ou des voies de salut venues équilibrer le chaos orgiaque : l’arrivée de la modernité (l’électricité, le rock) n’a strictement rien de cet ordre, et laisse place à retour de l’ordre bourgeois dans lequel les nouvelles déviances se masquent à peine : une partie de cartes annonce ainsi un nouvel équilibre, celui d’un ménage à trois ; la superbe blonde aurait certes peut-être mieux fait de rester entre les murs de son couvent, mais son aventure aura permis une odyssée cinématographique aussi féroce que jubilatoire.