Cancers sous les tropiques

Merde.


Qu'est-ce que je fais encore à l'arrière de ce Bolt à écouter la diatribe complotiste du chauffeur?


Pourquoi y'a le pianiste et les chanteuses de Pink Martini à côté de moi?


Pourquoi j'ai si chaud?


Pourquoi les "...Macron...Trump... Bernard Arnault..." ces propos prononcés en apnée par le chauffeur se mêlent à une cacophonie de cris d'enfants, de voix indistinctes, de musique brésilienne et d'accordéon...?


Y'a quelque chose qui cloche...


J'entrouvre un œil.


Tout d'abord de la douleur.


Des courbatures.


Une douleur à la cuisse toujours pas identifiée.


L'écharde plantée sous l'ongle de mon pouce.


Et un tas d'autres qui sont mon lot quotidien.


Je m'attends presque à ce qu'un docteur me mette une tape sur les fesses pour me faire pousser mon tout premier cri.


Les sons du dehors deviennent plus distincts.


Puis le mal de crâne.


signe d'une gueule de bois bien méritée.


Leur musique c'est pas ma came mais les chanteuses et musiciens de Pink Martini sont vraiment sympas.


Quelle heure il peut bien être?


Je tâtonne pour attraper mon téléphone.


Onze heure.


Me suis couché à cinq... Disons que ça suffira.


J'ouvre l'autre œil.


Dix messages dont trois vocaux.


C'est ce connard de napolitain à qui je répète sans cesse que je déteste les vocaux.


Vocaux accompagné d'un texte écrit :


"Appelez-moi quand tu peux, et quand tu es connecté avec le monde"


Je lui réponds un "sale chien napolitain" totalement gratuit.


Il me répond "saloppe".


Avec deux p.


Il me vole mon premier sourire de la journée.


"...en dépit de sa race, cet homme est extrêmement valable à mes yeux."


Puis ma pote marocaine, féministe et docteure en anthropologie qui me propose de venir manger.


Je lui réponds un "sale woke" totalement gratuit.


(J'ai l'insulte matinale et j'en suis assez prodigue).


Elle a des galères de paperasse.


La ne mérite pas une femme aussi talentueuse.


Puis je survole quelques messages d'insultes enivré(e)s de mon ex.


Quelle idée de vouloir faire un gosse avec un niqué de la tête comme moi et de le balancer au cœur de cette vallée de larmes, "pleine de bruit et de fureur, qui n'a aucun sens"?


Je regarde le plafond.


J'ai une pensée pour les enfants gazaouis.


Puis pour tous les enfants du monde.


Puis je repense à hier.


Je sors sur le quai,verres de rhum pour les collègues, le sourire déjà aux lèvres des joutes verbales à venir.


Aucun rire.


Étrange.


Habituellement les murs du théâtre résonnent de nos rires.


En un regard je sens que l'ambiance est pesante.


Trois de mes collègues ont ce regard de gêne mêlée de comion et le quatrième à une main réconfortante sur l'épaule de la femme de ménage.


Elle a les yeux rougis de larmes séchées et elle pose une main sur la sienne.


Aucun de nous ne parle portugais mais on comprend que son mari est atteint d'un cancer généralisé et que son mari c'est toute sa vie.


Je regarde cette femme qui parle à peine français et qui se lève tous les jours à cinq heure du mat' pour prendre son premier bus et qui repart avec le dernier à 22h30.


Je la regarde et je me dis que bientôt elle s'évertuera à continuer comme ça sans personne pour la serrer dans ses bras.


J'arrive tout de même à la faire sourire avec mes conneries.


J'ai un don pour ça.


Puis je regarde mes collègues.


L'un d'eux vient d'avoir un enfant et chaque jour il voit sa mère dépérir, également victime d'un cancer.


Une autre a un cancer du sein.


Elle vient de perdre sa mère.


Autre victime du cancer.


Au dedans le concert bat son plein et au

dehors des drames humains se jouent.


Le cancer bat son plein lui aussi.


Puis la femme de ménage doit courir prendre son bus.


On lui fait tous un câlin et on la regarde s'éloigner en sachant pertinemment qu'elle pleure.


Je peux sentir nos cœurs se serrer à l'unisson.


Puis on cherche des solutions.


Une cagnotte?


La déposer le soir quand on peut?


Essayer de la faire embaucher par le théâtre plutôt que par cette connasse de sous traitante obséquieuse que mes collègues veulent attraper?


Je leur dis que le seul résultat sera qu'elle va se faire virer et qu'on doit se contenter d'être humains (si ça veut dire quelque chose) avec elle.


Je les regarde et j'me dis "bordel s'que j'aime ces gens".


Puis que j'ai d'la chance d'avoir ce luxe.


De bosser avec des gens qu'j'aime.


Avec des putains d'humains.


Je suis content d'être là.


En cet instant.


Avec eux.


Et je sais qu'ils ressentent la même chose.


Comme je sais qu'ils ont, comme moi, honte d'avoir oublié son prénom.


Puis on a démonté le concert dans la mélancolie et la bonne humeur.


Puis on s'est séparés en se disant

" on a é un putain de bon moment tous ensemble "


Je regarde le plafond et je pense à tout ça.


Faut s'lever mon gars.


J'ai la bouche pâteuse.


Je me roule une clope, me sers un café froid de la veille, et je jette un œil sur senscritique histoire de me changer les idées.


Du popcorn au coin des yeux je lis la première critique que je vois.


C'est Le Général qui parle du dernier Wesh Anderson.


Joli billet.


J'ai eu énormément de plaisir à le lire.


Presqu'un poème.


Beaucoup trop court.


Allez savoir pourquoi ça m'a réconforté.


Certains diraient qu'on peut pas noter un film sans l'avoir vu.


Mais je connais bien le cinéma de Wesh Anderson.


Et ce film je l'ai vu à travers le regard du Général.


Si j'étais aveugle je voudrais qu'il s'occupe de ma description audio.


J'allais juste écrire un commentaire mais il a éveillé des choses en moi.


Et je trouve ça beau qu'un parfait inconnu, alors que je me disais "monde de merde" me donne du baume au cœur en parlant d'un film que je n'ai pas vu.


M'a donné envie d'écrire et de partager.


Je ferai mes exercices plus tard.


J'ouvre le frigo.


Un fond de vodka.


Je le verse dans le café.


J'écris.


Après lecture de certaines critiques me viennent à l'esprit les mots d' Henri Michaux à propos du style dans "Poteaux d'angle" :


"Le style : signe (mauvais) de la distance inchangée (...) Bloqué ! Il s'était précipité dans son style (ou l'avait cherché laborieusement). Pour une vie d'emprunt, il a lâché sa totalité, sa possibilité de changement, de mutation. Pas de quoi être fier. Style qui deviendra manque de courage, manque d'ouverture, de réouverture : en somme une infirmité. Tâche d'en sortir. Va suffisamment loin en toi pour que ton style ne puisse plus suivre."


Et il me semble que Wes Anderson s'est fait rattrapé par son style.


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Tutetaislenouveau

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