Miséricorde
6.9
Miséricorde

Film de Alain Guiraudie (2024)

CONTE D’AUTOMNE

J’apprends la mort de O. Hier, je regarde mon premier Alain Guiraudie, L’inconnu du Lac, que j'apprécie beaucoup et qui me motive à aller voir son nouveau film, Miséricorde. Aujourd’hui, je sors de la salle de cinéma, époustouflé par ce que je viens de voir. Demain, vingt ans après l’avoir quitté (et après avoir tant souhaité revoir ses paysages), c’est finalement pour l’enterrement de O. que je retournerai dans mon village d’enfance. Nous sommes en automne.


À travers ce film, je trouve évidemment des échos avec mon histoire personnelle : comme moi, Jérémie (Félix Kysyl), jeune chômeur, retourne sur les traces de son é pour assister à une mise en bière. Mais le film va au-delà, voit plus loin que ce postulat et offre généreusement à son spectateur un pot-pourri d’émotions - comme autant de feuilles tombées dans la forêt où un second corps est enterré (en secret cette fois-ci) : celui de Vincent (Jean-Baptiste Durand, réalisateur du très bon Chien de la Casse), un ancien ami, d’abord perdu de vue, qui s’impose et s’oppose à Jérémie.


Dans Miséricorde, Guiraudie mélange les registres et les genres, oscillant entre drame social et thriller avec ce récit déchirant d’un meurtre qu’on cherche autant à cacher qu’à élucider, comédie et home invasion avec ces gendarmes (Sébastien Faglain & Salomé Lopes) enquêtant de façon tantôt burlesque autour d’un pastis, tantôt effrayante en s’introduisant dans votre chambre la nuit, comédie romantique et fantastique avec ce prêtre amoureux (Jacques Develay) toujours en train de cueillir des morilles qui poussent hors-saison au dessus du cadavre enfouit, comme des pustules sur un malade, ou des fleurs que l’on dépose sur une tombe.


Le village et ses rares habitants sont nébuleux, numineux, liminaux. Les corps, tous singuliers, apparaissent, fantomatiques, de nulle part. C’est comme si le prêtre résidait dans la forêt ou la mère dans la nuit. Les lieux aussi sont restreints et donc identifiables : la forêt, la maison de Martine (Catherine Frot), celle de Walter (David Ayala), le presbytère, et la sinueuse mais perpétuelle route. Les ôcres, les jaunes, les marrons et les verts automnaux du village (qu’abordent aussi bien les murs des maisons, les feuilles de la forêt et les habits de Jérémie, qui se fond plastiquement dans cet environnement) sont brisés ça et là par un bleu-cyan antagoniste (la chambre d’enfance, les habits ou la voiture de Vincent ; les gendarmes) ou rechauffés par le rouge du désir (le gilet de Martine ; la voiture ou l’écharpe du curé).


Chaque séquence apporte son lot de trouvailles visuelles et/ou narratives, jouant chaque fois avec de légères modulations de l’espace, du temps, des mouvements et du ton qui m’ont maintenu en haleine tout au long du visionnage. Cette économie de moyen se retrouve dans l’écriture atonale, presque bressonienne, où les regards en disent plus longs que les mots. Le son aussi parle, notamment lorsque l'abbé enterre à nouveau Vincent, et que le son de sa pelle résonne en hors-champ. Dans ces maisons, les murs ont des oreilles, et les non-dits se bousculent : tout le film est fait de nuance, subtilité, ambiguïté, et laisse le spectateur, s’il s’investit, habiter les images. Il offre tout un de potentialités d’interprétations possibles. Dans la salle, tous les spectateurs ne rient pas aux mêmes endroits, ne retiennent pas leur souffle au même moment. Le film, lui, prend le temps de respirer. La caméra, si pudique et pourtant si intime, nous dévoile sans jugement le parcours de ses personnages : une érection, servant d’alibi auprès du gendarme et révélant l’amour sincère éprouvé par le prêtre pour Jérémie, a-t-elle déjà été si bien filmée ? Une fin a-t-elle jamais été si ouverte et pourtant si explicite ?


Je repense à Deleuze qui écrivait que « nous ne croyons même pas aux événements qui nous arrivent, l’amour, la mort, comme s’ils ne nous concernaient qu’à moitié. Ce n’est pas nous qui faisons du cinéma, c’est le monde qui nous apparaît comme un mauvais film » et je me dis qu’il n’a peut-être pas tort ; et je me dis aussi pourtant que Guiraudie a su faire un très grand film avec la même histoire que celle que je traverse actuellement. Alors, c’est un film qui donne envie de faire du cinéma, et cette envie de faire du cinéma donne envie de vivre un grand film.


03/11/2024

9
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Créée

le 21 mars 2025

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Don Droogie

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