Slow and Anxious

Après plusieurs succès critiques et publics, les cinéastes ont parfois la folie des grandeurs.

Ils ont les yeux plus gros que le ventre, se fantasment en démiurges, et mettent en œuvre des projets pharaoniques et irraisonnables. Ça s'est vu par le é (Coppola qui s'engouffre au cœur d'Apocalypse Now après son dyptique Le Parrain et Conversations Secrètes), et ça s'est confirmé très récemment (Damien Chazelle qui plonge bille-en-tête dans Babylone, auréolé de Whiplash et La La Land). Ironie du sort, ces projets subissent parfois de cuisants échecs tant du côté de la critique que du public, ce qui rappelle au cinéaste sa terrible erreur d'avoir souhaité être trop ambitieux.

Le four monumental de Babylon, en ce début d'année 2023, corrobore notre point.


Au milieu des années 70, William Friedkin est sur le toit du monde ; French Connection a obtenu cinq oscars, en plus de révéler Gene Hackman et Roy Scheider, et il est inutile de décrire le raz-de-marée que produisit L'Exorciste lors de sa sortie en décembre 1973. Friedkin est intouchable, jouit d'une reconnaissance totale, et envisage alors un nouveau défi : réaliser un remake du Salaire de la Peur d'Henri-Georges Clouzot, soit, je le rappelle, le seul film à avoir respectivement obtenu la Palme d'Or et l'Ours d'Or au festival de Cannes et de Berlin en 1953.

Le projet était maudit dès le départ : en effet, quel intérêt de proposer une nouvelle version d'un film que tout le monde s'accorde à considérer comme un chef d'œuvre ? Pourquoi se lancer dans un tournage aussi risqué, au fin fond de l'Amérique du Sud, alors qu'il est possible de tout filmer en studio ? Pourquoi opter pour une distribution cosmopolite, alors que le public américain déteste lire des sous-titres ?

Parce-que William Friedkin est probablement la plus grosse tête brûlée d'Hollywood à cette époque (aux côtés, peut-être, de John Milius), et qu'il est autant un metteur-en-scène qu'un véritable kamikaze. Friedkin est assez semblable au glouton, ce féroce carnivore nord-américain qui, malgré sa petite taille, ne lâchera jamais son bout de gras, même confronté à un grizzly.

Il tient à réaliser ce projet de remake, et même lorsque Steve McQueen, Lino Ventura, ses producteurs et une partie de ses proches lui tournent le dos, il ne dévie pas de sa trajectoire, et fonce, comme ses protagonistes, au plus profond de l'enfer.


Sorti un mois après La Guerre des Etoiles en 1977, Le Convoi de la Peur s'est bien sûr écrasé au box-office, ne parvenant même pas à rembourser son budget. Le film est très violent, moralement ambiguë, et ne propose aucune vedette à son public, à l'exception peut-être de Roy Scheider. Pour les spectateurs américains, l'heure n'était plus aux antihéros présents dans French Connection, ni aux décors insalubres et sordides qui avaient été le théâtre du Nouvel-Hollywood. Ce flop, bien que prévisible, marquera aussi le début d'une longue décente aux enfers pour Friedkin, qui mettra presque 30 ans, et la sortie de Killer Joe, à retrouver son public. Réhabilité depuis, Le Convoi de la Peur est en quelques sortes perçu comme un chant du cygne, celui d'un certain cinéma américain plus âpre, qui disparaîtra au cours des années 80 face à l'émergence de cinéastes comme Steven Spielberg.


Trêve de mise en contexte, Le Convoi de la Peur est un remake brillant. Moins bavard et plus court que son aîné, mais éminemment plus sombre et politique. Les accroches avec le genre du western, que cultivait déjà l'œuvre originale, sont ici plus explicites : sans doute influencées par des films comme La Horde Sauvage. Nous ne suivons pas des antihéros roublards et un peu paumés, mais de véritables criminels reclus dans un trou à rat, quelque part en Amazonie. La brillante séquence d'introduction, où nous sont présentés tour-à-tour au Mexique, en , en Israël et aux Etats-Unis les quatre protagonistes du film, et les raisons qui les ont conduites ici, ne fait aucun mystère sur leur nature profonde.

Ils sont respectivement tueur-à-gage, terroriste, escroc, et braqueur. Nos "héros", donc.

Vingt ans ont és depuis le film de Clouzot, et cette nouvelle version appuie davantage sur les horreurs de l'Amérique Latine après les années 60 et 70 : des portraits et des tracts d'un dictateur couvrent les murs, les guérillas et les forces de l'ordre oppressent les civils, les gens de peu périssent dans des accidents causés par des entreprises américaines (les puits de pétroles)… Le style documentaire de Friedkin, qui s'efforce de capter la confusion et le chaos, brille plusieurs fois dans le film : on pense bien sûr à l'attentat ayant lieux à Jérusalem, mais aussi à la scène de l'émeute dans le village. Si les effusions de sang sont rares, leur présence sporadique accentue néanmoins le caractère bestial des désespéré des protagonistes. La scène où Juan et Nilo trompent un instant la vigilance d'un groupe de guérilleros pour mieux les massacrer décrit le film à elle-seule : peu importe jusqu'où leur mission les poussera, ces hommes ne peuvent pas faire marche arrière, et devront mobiliser à chaque instant tout leur sang-froid s'ils veulent avoir une maigre chance de s'en tirer.


C'est précisément dû à ce manque de sang-froid que périront ensemble Victor et Kassem, après avoir crû surmonter le pire, se croyant désormais hors de tout danger.

En se lançant dans ce remake, Friedkin avait de toute évidence conscience qu'il serait (très) ardu de surer le suspense de l'original, et d'ajouter quelque chose de nouveau à cette traversée, déjà très anxiogène, d'un camion bourré de nitroglycérine à travers les chemins escarpés de l'Amérique du Sud. Qu'a-t-il trouvé de plus, en l'occurrence ?

Un putain d'ouragan, et un pont branlant.

S'il y a bien une scène qui arrive presque à surer le génie de Clouzot dans ce remake, c'est sans nul doute cette traversée cauchemardesque d'un pont, sous le déluge, que l'on retrouve d'ailleurs sur toutes les affiches du film. Durant cette séquence, Friedkin mobilise de concert la nervosité dont témoigne la course-poursuite de French Connection, et les visions de terreur vertigineuse qu'offre à plusieurs moments l'Exorciste. De son propre aveux, ce n'est pas la scène dont il est le plus satisfait dans sa filmographie, mais en ce qui me concerne, je la considère comme son apogée.

Le style William Friedkin, figé dans l'ambre, en une seule séquence, c'est ça.


Le Convoi de la Peur est ce que devrait toujours être un remake : un regard différent et singulier sur une même histoire. Un récit qui, s'il revisite à nouveau les mêmes scènes, y apporte néanmoins de nouveaux reliefs et des enjeux altérés. Friedkin ne se contente pas de revisiter le film de Clouzot, il y insuffle aussi plusieurs de ses thématiques fétiches : l'obsession, le doute, et même la foi. D'autre part, il a aussi l'intelligence de ne pas reproduire bêtement et à l'identique certaines scènes ou plans (notamment celui de la montre), mais de proposer une autre fin à son histoire, au moins aussi dramatique que ne l'était l'original.

C'est donc un film, et un remake, de tous les excès, mais c'est surtout l'une des clés les plus importantes pour comprendre le cinéma de William Friedkin. Toute ses spécificités narratives et stylistiques s'y retrouvent, avec une maîtrise technique proprement stupéfiante, encore aujourd'hui.

8
Écrit par

Créée

le 30 juin 2023

Critique lue 10 fois

LounisBrl

Écrit par

Critique lue 10 fois

D'autres avis sur Le Convoi de la peur

Le Convoi de la peur
10

L'enfer vert.

Dédié au cinéaste Henri-Georges Clouzot, "Sorcerer" est en effet un remake de son film "Le salaire de la peur", ou plutôt une seconde adaptation du roman de Georges Arnaud. Souhaitant au départ...

Par

le 18 janv. 2015

66 j'aime

Le cas des espérés

À plat sur la toile, Roy promène son regard halluciné comme s'il voulait capturer les éclairs d'électricité qui dansent autour de lui. Je sentais que la fin du film approchait et j'aurais bien pu...

le 25 févr. 2016

54 j'aime

6

Le Convoi de la peur
10

Voyage au bout du Styx

A l'occasion de la ressortie de Sorcerer par La Rabbia, j'en profite pour remettre à jour une ancienne critique de cette version restaurée, rédigée alors qu'elle avait été présentée à la Cinémathèque...

le 29 oct. 2012

54 j'aime

7

Du même critique

Détour Mortel édition Normandie

Je met rarement des notes aussi basses, sauf quand j'ai effectivement la sensation qu'une oeuvre a été, ez moi l'expression, "torchée à la va-vite". Soyons très clair, mon niveau d'exigence quand...

Par

le 30 juin 2022

6 j'aime

Couvert de suie

Gueules Noires m'avait conquis avant même que je ne le vois. Sa première bande-annonce, vantant un film d'horreur français, s'inspirant de The Descent ou d'Alien tout en exploitant le folklore et...

Par

le 17 nov. 2023

2 j'aime

Smile you son of a .... !

La bande-annonce de Smile avait ceci d'intéressant que durant sa majeure partie, on pouvait s'attendre à un film d'horreur hollywoodien bien troussé, plutôt réussi et angoissant, mais malheureusement...

Par

le 30 mars 2023

2 j'aime

1