La Ville basse
La Ville basse

Film de Chetan Anand (1946)

La Complainte sans sentier !

[Je commence par une petite précision : sur des sites comme Wikipédia et IMDb, il est indiqué que la durée de ce film est de 122 minutes, or toutes les copies que j'ai trouvées sur Internet durent 100 minutes. Je suis incapable de savoir s'il s'agit d'une erreur de ces deux sites ou si un morceau assez considérable de l'ensemble a disparu pour x raison. Si une partie du long-métrage a été tronquée, cela pourrait éventuellement expliquer les lacunes scénaristiques que je vais mettre en avant dans cette critique.]


Le tout premier Festival de Cannes, en 1946, avait eu la particularité de décerner le Grand Prix du Festival international du film — soit l'équivalent à l'époque de la Palme d'or — à pas moins de onze longs-métrages, chacun d'une nationalité différente. On peut en conclure que cette édition résultait plus d'une volonté diplomatique — ce qui n'est guère étonnant après les ravages de la Seconde Guerre mondiale — que d'opposer les nations dans une véritable compétition. Parmi ces onze lauréats, on retrouve une œuvre venant d'Inde — pays qui venait de gagner son indépendance — intitulée Neecha Nagar, qui est encore, au moment où je rédige cette critique, le seul film indien à avoir remporté la récompense suprême cannoise.


Bon... Neecha Nagar du réalisateur Chetan Anand. Il s'agit d'une adaptation assez libre de la pièce de théâtre de Maxime Gorki : Les Bas-Fonds. Un riche, puissant et cupide, détourne les eaux usées vers un village pauvre pour pouvoir entreprendre un ambitieux projet immobilier. Ce qui va donner lieu à une véritable catastrophe humaine et sanitaire ainsi qu'à un inévitable affrontement entre l'oppresseur et les opprimés...


Il y a un petit côté Erin Brockovich bien avant l'heure dans ce drame, sauf que le combat n'est pas incarné par une seule personne, mais par la masse. On marche en plein dans le réalisme-socialiste. Et il n'est guère étonnant, en conséquence, qu'Anand s'inspire visuellement d'Eisenstein, lors de quelques belles et puissantes fulgurances visuelles — notamment par la manière écrasante dont l'antagoniste est souvent filmé en contre-plongées, dans la posture symbolique d'un dominant, le regard intense, ou encore par les travellings, avant ou arrière, rapides sur quelques-unes des nombreuses victimes des agissements du méchant, pour enchaîner immédiatement après sur des corps émaciés, prenant des poses de désespérés sur fond noir. Le tout est rendu encore plus impactant par une BO — aux tonalités évidemment hindouistes — tout en retenue et émotion, du débutant, mais déjà talentueux, Ravi Shankar.


Malheureusement, le tout pâtit considérablement d'une interprétation un peu trop appuyée — en outre, bien desservie par des dialogues emphatiques ne faisant que marteler, la plupart du temps, des informations ainsi que des messages politiques que le spectateur avait compris depuis longtemps — et d'une écriture médiocre qui, par sa faiblesse, n'arrive jamais à donner la moindre consistance à ses personnages. Par exemple, il y a deux esquisses d'histoire sentimentale qui auraient été deux bonnes occasions de résoudre, au moins partiellement, ce manque de consistance. Mais l'une est à peine lancée au début qu'elle est très vite écartée, l'autre est sortie d'absolument nulle part sur la fin, sans jamais avoir été amorcée auparavant. En fait, on ne fait que voir des silhouettes qui ne font que s'agiter et parler.


Autrement, dans des extérieurs bien artificiels de studio, contrastant, d'une façon efficace — idéale pour une mise à distance, pour provoquer un certain recul réflexif — avec les quelques véritables paysages servant de cadre à quelques scènes, le premier tiers contient des séquences musicales, incarnées par des chanteuses-danseuses traditionnelles qui, comme un chœur dans une tragédie grecque, expriment un jugement collectif et annoncent des faits à venir. Je trouvais que cette idée narrative était très percutante. Dommage qu'elle n'ait pas été intégrée tout au long du film.


Sinon, autre problème : à l'exception de quelques inserts maladroits, car bien visibles, de bandes documentaires, l'insalubrité dans laquelle sont censés survivre les pauvres du récit n'est pas bien mise en avant. Les intérieurs sont trop propres et l'extérieur du malheureux village n'est pour ainsi dire jamais montré. Ce qui rend le tout beaucoup moins impactant.


Bref, ce film certes récompensé, mais bien oublié — il suffit de voir l'état désastreux des copies disponibles en ligne, entre un visuel parfois illisible, de grosses sautes d'image ou de son, quelques bourdonnements inconfortables pour les oreilles et une pellicule bien détériorée lors des dernières minutes du métrage — possède quelques belles qualités, mais souffre de trop gros défauts pour procurer un véritable intérêt autre qu'historique. Pour ce qui est de dépeindre l'Inde avec réalisme, je préfère largement sauter une décennie en me plongeant dans le cinéma profond, sensible, subtil et juste de Satyajit Ray.

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Plume231

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