L’expression terriblement galvaudée de « secret le mieux gardé » pourrait malheureusement convenir lorsqu’il s’agit d’évoquer le cinéma d’Emmanuel Finkiel, dont le dernier film, La Douleur, remonte à 2017, et peu représenté dans les traditionnelles mises en avant du cinéma français. On peut s’étonner de voir sortir un film aussi important que La Chambre de Mariana quelques semaines avant Cannes, où il aurait tout à fait sa place et où Mélanie Thierry aurait été une très sérieuse candidate au prix d’interprétation féminine. D’obscures querelles d’ego semblent expliquer cette mise au placard, et on ne peut que les regretter.
Cette adaptation du roman d’Aharon Appelfeld poursuit l’obsession de Finkiel pour la seconde guerre mondiale, et le sort des juifs durant cette période. L’indicible, déjà au cœur des partis pris de mise en scène dans La Douleur adapté de Marguerite Duras, trouve ici une nouvelle désinence, puisque le film prend le point de vue d’un jeune juif de 12 ans, reclus dans le réduit attenant à la chambre d’une prostituée, au sein d’une Ukraine où les commandos nazis raflent et exécutent tous les représentants de sa communauté.
Le premier conditionnement de ce point de vue a donc trait à l’espace si singulier qu’il est contraint d’occuper. (« Je ne peux plus être ailleurs que là où je suis », affirme-t-il en voix off) Dans la même logique que celle du Journal d’Anne Frank, c’est l’expérience de la réclusion (aussi restituée dans certains souvenirs où la famille fête par exemple en silence son anniversaire dans les combles d’une maison), et un rapport contrarié à la vision, dans un travail aigu sur les sons hors champ, l’observation dans l’entrebâillement d’une porte ou à travers les rideaux de la fenêtre. Hugo, à l’écart du monde, en capte des bribes, et la caméra de Finkiel, en empathie permanente, découpe le réel, ménage quelques fragments de voyeurisme comme autant de respirations vitales qui débouchent sur Mariana, ses es et sa vie quotidienne.
Le récit d’apprentissage, qui va progressivement élargir le champ et ménager quelques sorties, façonne donc un être qui apprend la solitude, reconquiert le langage, découvre l’horreur de la guerre et prend la tendresse là où elle s’offre à lui. Car le deuxième enjeu de cette restitution se joue dans l’espace mental qui va se déployer lorsque les portes restent fermées. « Ici, le temps e sans moi », commence-t-il par constater, avant de prendre conscience que l’imaginaire lui permettra de salvatrices voies de traverse. On retrouve alors la narration subjective et impressionniste déjà à l’œuvre dans La Douleur, où les souvenirs s’invitent sans crier gare, et où le futur peut s’anticiper, voire se fantasmer. Hugo, dans son réduit, élargit les possibles, se nourrit du peu qu’il a déjà vécu, et y puise la force pour repousser les cloisons, mentales comme physiques, quittant progressivement la vulnérabilité de l’enfance pour laisser les soubresauts de la préadolescence s’emparer de sa psyché.
C’est cette complexité qui donne tout son sens au film, qui loin de s’embourber dans le pathos d’un tel contexte, parvient également à ne pas virer à la partition esthétisante ou cérébrale. Mariana, loin d’incarner l’archétype de la prostituée au grand cœur (soit la version jeune de Madame Rosa dans La Vie devant soi de Romain Gary), vit comme elle le peut, au gré des clients, des confessions ou de l’alcool, et semble demander davantage à Hugo qu’elle n’est en mesure de lui offrir (« Tu fais confiance à Mariana ? Tu ne la juges pas ? » lui répète-t-elle). Le récit, qui trébuche et n’explique pas toujours immédiatement ses évolutions (le départ puis le retour de Mariana dans la chambre), travaille aussi la réversibilité des personnages (la concierge, profiteuse mais aussi assaillie par son instinct maternel) et embarque Hugo dans un monde dont la lisibilité est poreuse. Loin de l’angélisme des figures héroïques traditionnelles, les personnages se battent avec les circonstances, composent avec leurs compromissions, se regardent dans le miroir et voient, chez l’autre à portée de regard ou d’étreinte, les palpitations d’un indéfectible humanité.
La réclusion devient en cela la force vitale des personnages, et du regard du cinéaste lui-même, qui puise dans leurs pulsions la force nécessaire au traitement d’un sujet si dévastateur, car « le désespoir est une défaite ».
L’horreur du génocide est certes bien présente – Hugo devra la voir par lui-même pour qu’elle prenne corps -. Mais, à l’image de cette superbe séquence où il joue avec la lumière pour parcourir le corps de Mariana endormie, s’éveillant sans qu’il en prenne encore conscience à un nouveau regard, l’essentiel consiste à traquer les indomptables fragments de vie qui surgissent en tous lieux, aussi contraints soient-ils.