- Qu’as-tu fait du magot ? Je te promets que tu parleras. Tu as pris le magot ?!
- Non.
- Mais vas-tu le laisser tranquille à la fin ?
- Allez-vous foutre le camp les femmes !
- Où as-tu mis le magot ?
- Je vous répète que je ne l’ai pas pris.
- Canaille !
- Je suis innocent, là ! Innocent ! Vous ne comprenez pas, non ?! Vous me faites pitié avec votre magot. Je vous vois tous, là, entassant centimes sur centimes ! Mais un centime, c’est un centime ! Et 5 centimes, ça fait un sou ! Un sou c’est un sou ! Et bien non, un sou c’est zéro. Un sou, ce n’est rien !
Une peinture sociale du monde paysan à une époque bien trouble
Goupi Mains Rouges, réalisé par Jacques Becker et adapté du roman de Pierre Véry, est une toile cinématographique étonnante. Elle nous plonge dans un univers rural percutant où la grande famille Goupi vit selon des règles strictes. Son lien avec la terre est essentiel, voire sacré. Elle est un héritage précieux transmis de génération en génération. Une bulle coupée du monde, où chacun vie replié sur lui-même. C’est pourquoi, la parole est rare, car chaque secret vaut son poids. La parole devient un acte risqué, si bien qu’elle est pesée avec précaution, ce qui engendre une méfiance omniprésente. Une dynamique renforcée par l’isolement du groupe. Cette méfiance déjà présente au sein même de la famille, où chacun protège jalousement ses intérêts, s'exerce d’autant plus envers les étrangers. C'est dans cet environnement qu'est introduit un élément extérieur, Eugène, fils de la famille Goupi, qui revient à la demande de son père, après plus de vingt ans d'absence à Paris. À peine arrivé, il se retrouve pris au piège d’une mauvaise farce de la part de son oncle, Goupi Mains Rouges, qui l'accueille en lui racontant une histoire de fantôme pour se moquer de lui. Le stratagème fonctionne à merveille, et Eugène, pris de panique, s’enfuit, dans une scène qui m'a bien fait rire. Perdu dans les bois charentais, il finit par retrouver la maison de son père, mais à sa grande surprise, elle est vide, à l'exception du cadavre de son grand-père. Ce n’est qu’après une inspection plus poussée qu'un autre cadavre, bien réel celui-ci, viendra donner une dimension plus sombre au récit.
Ainsi, Eugène fait peu à peu connaissance avec sa famille, un ensemble de personnages atypiques dont l’accueil reste incertain. Au départ, son père le traite avec une certaine estime, persuadé qu’il est propriétaire d’un magasin. Mais lorsque la vérité éclate et qu’Eugène n’est en réalité qu’un simple employé, tout bascule. Cette révélation change radicalement la perception qu’a sa famille de lui. Autrefois considéré, il devient soudain insignifiant à leurs yeux. Son statut s’effondre, et avec lui, toute possibilité d’un accueil chaleureux. Si au départ, Eugène observait le monde paysan avec une condescendance retenue, après le rejet de sa famille, il cesse de dissimuler son mépris et assume pleinement sa supériorité. Il toise les campagnards, les réduisant à des figures arriérées, engluées dans une mentalité d’un autre temps. Ce mépris n’est rien d’autre que le reflet d’une incompréhension profonde entre deux univers qui cohabitent sans jamais se redre. Une confrontation entre deux visions qui, entre les mains du mauvais réalisateur, aurait pu virer à la caricature totale. Mais Jacques Becker l'évite avec finesse, apportant subtilité et justesse à son récit. Il ne fait ni des paysans des héros, ni des rustres sans âme. Leur rudesse, leur méfiance et leur manière acharnée de défendre leur territoire ne sont ni idéalisées ni condamnées, mais montrées dans toute leur complexité. Il ne prend jamais parti. C’est cette prise de décision favorise cette tension entre forces contraires. Ville et campagne, modernité et tradition, parole et silence, qui donne au film sa force dramatique.
Goupi Mains Rouges étonne aussi sur la direction de genre qu’il emprunte, oscillant entre un polar rural et une comédie dramatique, pour mieux se révéler en une fresque sociale incisive. Le crime n’y est pas une fin en soi, mais le révélateur implacable des fractures profondes qui lézardent ce microcosme replié sur lui-même. Qu’elle soit physique ou psychologique, la violence ne relève ni du spectaculaire ni du superflu. C'est un langage brut, forgé par des générations de conflits et de rancunes tenaces. Ici, ce n’est pas la loi des hommes qui règne, mais celle de la terre. Ses règles sont tacites, ses hiérarchies immuables et ses dettes invisibles mais pesantes. La campagne devient un huis clos oppressant. Chaque souffle est mesuré, chaque regard chargé de sous-entendus. Ici, l’inversion des codes du polar urbain est totale ! Loin de l’anonymat des grandes villes, où le crime se dissout dans l’indifférence, chacun connaît ici le moindre secret de son voisin. Les rancœurs et les rivalités enracinées depuis des générations se transmettent comme un poison. La mort elle-même ne suscite plus la peur ; ce n’est pas l’acte qui choque, mais ce qu’il révèle. Lorsque l’argent disparaît, c’est tout l’équilibre du village qui vacille. La jalousie s’agrège aux vieilles blessures, les silences deviennent lourds de menaces, et les vérités longtemps enfouies refont surface. Ce qui fait la force de ce récit, c’est cette tension omniprésente, maintenue avec une précision implacable, sans jamais sombrer dans l’excès ni l’artifice.
Pour accompagner cette écriture subtile, Becker déploie une mise en scène efficace. Il instaure une atmosphère sombre et pesante, portée par un réalisme empreint de mystère, où les apparences masquent des tensions profondes. La photographie de Jean Bourgoin et Pierre Montazel capture avec justesse cette dualité, multipliant les plans significatifs qui s’attardent sur des visages burinés par le labeur. Souvent, la composition même des cadres souligne les rapports de domination et de méfiance à travers des silhouettes se découpant dans l’ombre. Des visages en gros plan qui se figent dans des expressions où se mêlent défiance et résignation. Les contrastes jouant entre la clarté et l’obscurité confèrent au film une tonalité presque expressionniste. Mais certains plans plus faibles atténuent par moments cette intensité. À cela s’ajoutent les décors fonctionnels de Pierre Marquet. Il propose des maisons aux ombres profondes perdues dans une nature loin de toute idéalisation bucolique. Elle semble hostile, s’imposant comme le reflet de l’âpreté des hommes. Ce cadre tangible et évocateur se dresse comme un espace symbolique cristallisant un territoire de l’ombre prêt à éclater à tout instant. On peut néanmoins regretter un relâchement notable de l’image lors de la captivité d’Eugène. Ce age marque une rupture dans la tension, laissant place à une légèreté, aussi bien sur le fond que la forme, qui amoindrit la gravité du récit et, par ricochet, l’enjeu dramatique. L’inquiétude pour Eugène s’évanouit peu à peu, tant il devient évident que son père ne mettra jamais ses menaces à exécution. Ce traitement, moins subtil que le reste du film, laisse un léger goût d’inachevé. Heureusement, le final, d’une puissance indéniable, vient rétablir l’équilibre. Sachant que le film fut tourné sous l’Occupation nazi, je suppose que cela reste un exploit d’avoir réussit à proposer un tel film.
Côté personnages, la famille Goupi offre une galerie haute en couleur qui ne manque pas de saveur. Chacun porte un surnom, et pas des moindres. Tantôt ironiques, tantôt affectueux, ces noms reflètent à la fois la rudesse et l’affection de ce clan. Ils ne sont pas de simples étiquettes, mais des miroirs déformants de la personnalité de chacun. Prenez Eugène, alias « Monsieur », interprété par un Georges Rollin plus ou moins convaincant. Un sobriquet ironique, puisque ce citadin revenu de Paris est bien loin de l’élégance et du statut que son père lui imagine. Ce dernier, « Mes Sous », incarné avec finesse par René Génin, doit son nom à son obsession pour l’argent. Leur relation, parfois touchante, finit toutefois par ressembler davantage à un jeu qu’à un véritable affrontement, ce qui affaiblit légèrement l’enjeu dramatique. Puis vient le plus savoureux à savoir le patriarche centenaire, surnommé « L’Empereur » et campé par Maurice Schutz. Une figure drôle et fragile qui humanise la famille. À ses côtés, toute une galerie pittoresque avec Tonkin, Dicton, Muguet, Tisane, Cancan… Et bien sûr, Fernand Ledoux dans le rôle de Mains Rouges, qui doit son surnom à… vous avez compris… ses mains rouges pardi ! C’est un personnage à la présence magnétique. Rusé, inquiétant et pourtant étrangement doux, il incarne à merveille cette ambiguïté qui traverse le film. Chaque membre de cette famille, du plus secondaire au plus central, dégage une vérité troublante loin des stéréotypes. Ces surnoms, en apparence anodins, illustrent les relations complexes qui les unissent. Ici, on s’aime sans tendresse, on se protège sans se faire confiance. Les liens du sang et de la terre priment sur tout, dans un monde où la parole compte peu et où l’affection se traduit davantage par des gestes brusques que par des mots doux.
CONCLUSION :
Mains Rouges est une œuvre intelligente, dotée d’une subtilité aussi surprenante que juste, dans laquelle Jacques Becker transforme ce qui aurait pu être un simple drame rural en un film profondément humain. S’appuyant sur une mise en scène maîtrisée et des personnages savoureux, il livre un film quasi unique, construit autour de la confrontation limitée de deux visions opposées : celle de la ville et de la campagne, au sein d’une même famille. Une proposition loin d’être parfaite, mais d’autant plus précieuse qu’elle a vu le jour sous l’Occupation allemande.
Le paysan est aussi fier sur son fumier que le noble en son château.
- Ecoute-moi bien, Monsieur. Les paysans tu ne les connais pas, tu apprendras à les connaître. Ils ont le respect de l’argent parce que l’argent c’est du travail. La terre est basse comme on dit. Alors pour eux, 5 centimes c’est un sou. Tu m’as compris ?
- Oui, Mains Rouges, j’ai compris.