Zero est un manga comparable aux plus grands chefs-d'oeuvre du cinéma qui traitent de la boxe. Il est d'ailleurs mis en scène comme tel. Matsumoto expérimente et repousse les limites de la bande dessinée grâce à des scènes vues à travers une lentille convexe ou une caméra grand angle. Dans la deuxième partie, les entrées de chapitre sont un moyen de redonner leur place aux décors et de zoomer jusqu'au lieu de l'action. Le match entre Goshima et Toravis est dépeint de tous les points de vue possibles, même depuis ceux qu'ils seraient impossibles de reproduire au cinéma et dans la réalité. Les effets de mouvement, la disposition des cases et les expressions faciales servent aussi à appuyer la dynamique du combat.
Pour renforcer la valeur symbolique et artistique d'un match qui doit être le dernier pour Goshima, Matsumoto veut le rendre intemporel. Il empreinte au Caravage avec des clairs-obscurs qui redessinent les corps, au cubisme pour recomposer les corps, à l'art contemporain pour les ombrer différemment voire aux maoris pour une case en particulier. Il veut replacer la légende de Goshima dans le temps et l'espace.
Cette deuxième partie, le combat, est d'autant plus intéressante quand elle est mise en perspective avec la première. Au début, on nous présente Goshima comme un monstre, on nous cache toutes ses pensées mais on nous impose les discours et les souvenirs de ceux qui pensent le connaître, sans jamais avoir sa version des choses. Tout nous pousse à croire qu'il est cruel et fou. Ses rires, ses regards et ses poings sont les symboles explicites de son inhumanité apparente.
Même s'il est champion du monde poids moyens, on ne le respecte pas. On a peur de lui. Un humain qui n'a jamais échoué ne peut pas exister.
Pour appréhender Goshima, il faut le voir sur le ring : sa scène de théâtre, sa maison. C'est le seul lieu pour le découvrir et le comprendre, le lieu de la solitude de celui qui n'a aucun adversaire à sa taille. Sa force et son talent ne pouvaient faire de lui qu'un boxeur, un être qui peut tout briser facilement, alors Goshima finit par rêver de se réincarner en fleur, une fleur fragile.
Il veut mourir et Zero est l'histoire de sa quête vers la mort.
Matsumoto fait une ode à la pitié. Zero parle de pitié.
Zero rappelle la différence entre le fond et la forme. Ce n'est pas parce que Goshima n'y met pas les formes qu'il n'a pas de fond. Pendant qu'on suit le combat, Matsumoto nous remontre des souvenirs du point de vue de Goshima. Sur le ring, Goshima est incapable de pleurer, Matsumoto fait pleurer discrètement un petit garçon qui a perdu sa maman dans le métro. Goshima n'arrive pas à s'énerver et s'inquiéter, son élève et camarade Takada le fait pour lui. Se réjouir, son entraîneur le fait à sa place. Il est dépossédé de lui-même. Même quand il offre sa boucle d'oreille à Takada, le visage de Goshima ne traduit pas l'émotion attendue. On le prend pour un monstre alors c'est l'image qu'il renvoit. Mais c'est une image que seuls les autres peuvent accueillir et interpréter, comme un miroir, et cela l'éloigne encore plus de la manière dont il pourrait se voir lui-même. Il n'a plus que sa liberté de penser, de rêver et de se battre. Le pouvoir de la pitié ne réside même pas entre ses mains. Il fait tout pour qu'on la lui refuse.
Le tandem Goshima / Toravis, c'est la cerise sur le gâteau. Toravis est l'assaut final pour mettre en exerbe le portrait de Goshima, celui qui est maudit à gagner. Toravis est l'espoir d'un égal, d'une relève, d'un semblable. Pourtant, Toravis possède cette capacité humaine : celle de changer d'avis. Au tournant de la rage, la retraite. À celui de la compréhension, l'incompréhension. Toravis pensait comprendre Goshima mais il se trompait et il s'en rend compte. Il permet enfin au lecteur d'accorder la pitié à cet homme au lieu d'en avoir peur, de comprendre la tragédie du plus fort.
Zero parle d'une expérience universelle, la pitié, et d'une expérience individuelle, être Goshima, pour nous faire prendre conscience que si on ne comprend pas quelqu'un mieux vaut lui accorder notre pitié que le prendre pour un monstre.
En conclusion, on ire le recul que peuvent avoir certains personnages de cette communauté de la boxe sur ce sport. Une maturité et une honnêteté sur le sport que j'ai seulement pu retrouver en bande dessinée chez des auteurs philantropes comme Matsumoto ici ou Taniguchi dans ses séries autour de l'alpinisme. Une maturité et une honnêteté qui leur sert à marginaliser des hommes au parcours exceptionnel pour mieux évoquer leur solitude. Goshima n'a pas de famille, pas d'amis, un seul talent et une seule préoccupation. La voie parfaite pour une vie sans crainte de la mort.