Une vieille fable japonaise affirme que, les soirs de pleine Lune, on peut voir le lapin qui vit sur sa surface. Wet Moon ne va pas jusqu’à prouver l’existence dudit lapin mais il est certain, à la lecture des trois volumes de la dernière série d’Atsushi Kaneko, que le satellite est creusé de terriers et que quelque chose se cache dans ses entrailles. Jeune inspecteur de police, Sata se réveille quelques mois avant le 20 juillet 1969 et le «petit pas pour l’homme» de Neil Armstrong. Il sort d’un mois é dans le coma, résultat de sa rencontre la fugitive Kiwako Komiyama, secrétaire accusée du meurtre d’un de ses collègues ingénieur. L’homme travaillait à l’élaboration d’un récepteur expérimental essentiel au futur alunissage. Sata se remet rapidement au boulot et, s’il ne peut dissimuler la large cicatrice qui lui barre le front, il se garde bien de partager avec les autres inspecteurs qu’il est sujet à des hallucinations et à des pertes de mémoire.
Blessé au-dessus de l’œil gauche (comme la Lune des Méliès, tiens…), les médecins lui apprennent qu’un morceau de métal est venu se jucher dans son crâne. Fragilisé psychologiquement, Sata se laisse entraîner sur un terrain glissant par des flics plus aguerris et découvre rapidement que la pègre marche main dans la main avec les autorités de la ville de Tatsumi. Sa sortie du coma se double d’un éveil à une nouvelle réalité, à la découverte de l’envers du décor. Parcourue de touristes et bordées de palmiers, la petite cité balnéaire (imaginaire) se craquèle et révèle sa face cachée, fait de ruelles sombres et de clubs louches. Comme Alice se jette dans le terrier à la poursuite du lapin, Sata se plonge dans ce monde étouffant à la recherche de cette secrétaire qui l’obsède et saura peut-être lui dire de quoi ces derniers mois ont été faits. Une course-poursuite qui ne tarde pas à virer à la cavale, le flic se retrouvant à son tour accusé de meurtre.
Dans Wet Moon, tout n’est que trous, béances et chausse-trappes… Les pertes de mémoires, évidemment. Témoin omniprésent, la Lune est une brèche dans un ciel de jais. L’éclat de métal niché dans la tête de Sata ressemble à une déchirure, une cavité par laquelle les souvenirs se sont fait la malle. Même un simple œuf au plat, vu de dessus, évoque une trouée. Autant d’occurrences qui viennent rappeler à Sata qu’il a perdu quelque chose, qu’il est incomplet. L’illustration vient, à ce titre, approfondir la narration. Très proches de ceux de Charles Burns, les noirs d’Atsushi Kaneko habitent la page, la dévorent, les blancs ne pouvant s’échapper que lorsque l’auteur le veut bien.
Enlumineur punk, Kaneko partage aussi avec le dessinateur américain un goût pour les corps en mutation, les scories de l’âme s’inscrivant dans la chair. Les cicatrices faisant office de ligne de vie, de témoignage du é. Sinueux dès le premier tome, le récit se fait de plus en plus heurté à mesure que l’on s’enfonce dans la face cachée du monde. Au é qui se dérobe vient se mêler le futur de Sata. Une des clés de lecture étant livrée par un mystérieux indic dont on n’est pas certain qu’il existe en dehors de l’esprit friable de l’inspecteur: «Détenir l’information, c’est précéder les autres sur la crête du temps.»
Les lignes temporelles (é-présent-futur) s’entrechoquent avec l’irruption de l’imaginaire, du fantasmatique, comme ces fourmis qui s’échappent de l’oreille du capitaine Mori ou ses face-à-face sur le sol lunaire qui fait figure de dernier refuge. Le somptueux noir et blanc est à son tour perturbé par l’irruption d’un rouge électrique ou d’un brun inquiétant. Aussi haletant visuellement qu’obscur, le finale vient donner raison à une des ordures du récit, un de ses flics effrayés par la dérive de Sata : «Parfois la folie d’un seul homme suffit à engloutir le monde.»