Buenos Aires, 1923. C'est la vengeance qui ramène Corto Maltese en Argentine, où une de ses amies a été assassinée. Il compte bien découvrir les responsables, et quel que soit leur importance dans la mafia locale, les punir à sa manière...
Décidément, on ne le redira jamais assez: Hugo Pratt fait partie de ces bédéaste capables de faire apprécier n'importe quel sujet à son public!... En effet, un album de Corto Maltese pourrait être consacré aux es de rugby ou au commerce du plomb, on n'en resterait pas moins happé par le sens du détail, tant du point de vue scénaristique que de celui du dessin et du sens du découpage.
Avec cet album se situant en Argentine, le gentilhomme de fortune à l'oreille percée se retrouve impliqué dans une sombre histoire mêlant complot politique, règlements de compte entre associations de malfaiteurs, proxénétisme, et corruption de fonctionnaires... Comme il le déclare lui-même, Corto est entrainée dans la "rhétorique du Tango". Ainsi, le profane de l'histoire des mafias en Amérique du sud et des réseaux de prostitution en aura appris des vertes et des pas mûres. Pourtant, l'auteur italien arrive à aborder ses sujets de manière crue et sans tabou, par son style classe et distancié.
Du point de vue formel, l'album se distingue par un cadre beaucoup plus posé, étant donné qu'assez peu de péripéties ne s'y déroulent. Non pas que l'album soit "planplan" mais l'action concerne des évènements localisés, à plus petite échelle. Le coté polar de l'intrigue offrant davantage de phases de dialogues. L'accent est mis d'une part sur l'enquête de Corto Maltese, s'aventurant toujours plus profondément dans les bas-fonds comme dans les rouages du système. D'autre part, l'auteur mise énormément sur l'ambiance, avec un découpage très "cinématographique" (plans d'insert, gros plans voire très gros, etc...). Une fois de plus, Pratt fait la part belle aux plans d'architecture, de même qu'aux expressions de visage en gros plan avec le soin si particulier apporté aux échanges de regards ou "champs/contrechamps" , si caractéristique de la série. Le travail sur les ombres est toujours aussi propre, bien que nettement moins marquant que sur d'autres albums (je pense notamment à la Ballade de la mer salée et à la prison doré de Samarkand).
Toutefois, un élément propre à cet album est le soin excessif sur les ellipses. En effet, les coupures dans l'action, les transitions brusques entre les différents décors contrastant avec le découpage plus tranquille des précédents albums, permettent à Pratt de se renouveler en allant plus loin dans ses expérimentations. Je pense à deux en particulier: la première concerne l'introduction d'un personnage évoqué au détour d'une conversation, personnage apparaissant via un "dézoom" dans la page suivante. Le second est une séquence "d'exécution" avec une onomatopée de coup de feu, suivie d'une case silencieuse, dévoilant un bal dansant. La séquence de tango est en elle-même irable par l'audace du découpage, qui suggère le mouvement par un enchainement de plans très serré, voire hyper gros plan, rendant l'atmosphère presque hypnotique. Comme si le lecteur était entrainé dans une chorégraphie frénétique, faisant ressentir le balancement et l'enlacement des corps.
Pas grand chose à dire sur les nouveaux personnages qui, sans être ratés, ne sont pas mémorables en comparaison des albums précédents.
En résumé, on retiendra de cet album un mélange habile de conspiration, dont on prend plaisir à démêler les nœuds et d'enquête sur fond de vengeance, ainsi qu'une ambiance argentine lancinante. Finalement, une œuvre à l'image de son titre...