Ce tome est le premier d’une tétralogie qui constitue le troisième cycle de la série de La complainte des landes perdues, les autres cycles étant parus après celui-ci. Son édition originale date de 1993. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Grzegorz Rosiński pour les dessins et Graza (Grażyna Fołtyn-Kasprzak) pour les couleurs. Il comprend cinquante-six pages de bande dessinée. Pour mémoire, la parution du cycle I Les sorcières (dessiné par Béatrice Tillier) a débuté en 2015, celle du cycle II Les chevaliers du Pardon (dessiné par Philippe Delaby) en 2004, et celle du cycle IV Les Sudenne (dessiné par Paul Teng) en 2021.
Une des côtes de l’Eruin Dulea… L’horizon envahi par la brume. Et puis soudain, la corne d’un navire qui se fait entendre… Un navire approche, avec sa voile attachée autour de la vergue. Seamus, un chevalier du Pardon, discute avec le capitaine : il reste encore environ deux heures avant que la brume ne se dissipe, juste le temps nécessaire pour avancer jusqu’aux Dents d’Orlando. Seamus insiste : ils sont venus chercher un enfant et il ne faut pas perdre de temps. Ils ne doivent pas perdre ce nouvel espoir, car chaque voyage devient plus dangereux. Le navire s’engage dans la e entre les gigantesques formations rocheuses appelées les Dents d’Orlando : on dit qu’elles sont tombées de la mâchoire du guerrier parce qu’il avait osé embrasser la déesse Frida. En son for intérieur, Seamus se dit que les dieux et les déesses sont cruels : ils jouent de leurs espoirs, peut-être que lui et les siens n’entendront jamais la complainte des landes perdues. Dans une autre région de l’Eruin Dulea, en plaine, la jeune Sioban discute avec le maître d’armes Droop : elle lui demande ce qu’est la complainte des landes perdues. Il balaye la question en qualifiant ça d’histoire de bonne femme. Houspillé par la demoiselle, il prend son épée, et ils entament leur entraînement au duel. Sioban termine vite à terre et il la sert dans ses bras. Ils sont surpris d’entendre le son d’une corne de brume. Droop explique c’est curieux parce que leurs navires ne se risquent plus dans cette e depuis bien longtemps, elle est trop dangereuse. Ils rentrent au château où Lady O’Mara doit bientôt épo Lord Blackmore.
Au château, Lord Blackmore est en train de trinquer avec sa future épouse Lady O’Mara, à une grande tablée rassemblant la cour et les habitants. Soudain, une petite bestiole bleue à fourrure se faufile entre les jambes des invités, pour finir par aller se percher sur l’épaule de Dame Gerda. Le cuisinier maître Lam surgit le tranchoir à la main, hurlant qu’il va étriper le petit animal, l’empaler, le décarcasser. À l’invite de Lord Blackmore, il explique que cette sale bête s’est encore introduite dans ses cuisines et qu’il l’a surprise alors qu’elle lui gâtait toute sa sauce ! Une sauce à l’hydromel en plus !!! Dame Gerda rassure Zog en lui parlant doucement. Lord Blackmore assure le cuisinier que ça ne se reproduira pas. Il se tourne vers Dame Gerda et lui demande où se trouve Sioban. Lady O’Mara répond qu’elle est partie avec Droop et qu’elle ne saurait tarder.
En découvrant cette série par ce premier cycle paru, le lecteur pense peut-être à une filiation avec Thorgal, série initiée en 1977, appartenant au genre Heroic Fantasy, et dessinée par le même artiste, écrite par un autre Jean, Van Hamme en l’occurrence, même si celle-ci s’inscrit plus dans le genre Médiéval fantastique. Quitte à être taquin, le lecteur peut aussi relever la ressemblance de surface entre Zog (un ouki, la bestiole à la fourrure bleue) et un certain Fourreux présent dans La quête de l’oiseau du temps, de Régis Loisel. D’un autre côté, les conventions de genre Médiéval fantastique ou Heroic Fantasy définissent de manière assez contraignante des éléments limitatifs. En outre, le savoir-faire de l’artiste permet de donner à voir ce monde original avec une consistance remarquable. Le nom d’Eruin Dulea indique d’entrée de jeu qu’il s’agit d’un monde original et fictif. Le lecteur observe alors ce qui lui est montré, en notant à la fois les éléments médiévaux traditionnels, et les éléments originaux. Dans cette deuxième catégorie, il apprécie la formation géologique des Dents d’Orlando, la coiffe de Lady O’Mara, celle tout aussi réussie de Dame Gerda, la forteresse des Sudenne, les blasons des hommes de Bedlam, la discrète inspiration nordique ou celtique des tenues vestimentaires, le masque qui verse des larmes de sang, etc. L’artiste sait donner corps aux caractéristiques spécifiques de cette terre.
Le dessinateur se montre tout aussi convaincant dans les éléments de nature plus historique comme le navire de Seamus, les cottes de maille, les épées, les couverts de table et les assiettes, les murets de pierre dans la lande, le baquet en bois pour le bain, la modeste maison de paysan en bois, le champ de bataille où s’affrontent deux armées, et la forteresse. C’est un vrai plaisir que de pouvoir ainsi découvrir progressivement les différentes parties du château : le puits avec sa margelle et son petit toit, la chambre de Lady O’Mara avec sa grande cheminée, son lit à baldaquin, son grand coffre et son petit coin pour la toilette, l’autel et le magnifique tapis, la salle du banquet et ses tentures, les escaliers de pierre en colimaçon, la grange avec ses poutres, ses tonneaux et ses sacs, etc. La narration visuelle raconte l’histoire avec clarté et efficacité. L’artiste réussit des cases mémorables comme la formation géologique vue du ciel, l’échange de sourire imperceptible de Lady O’Mara et Dame Gerda quand Zog se réfugie sur l’épaule de la seconde, la vue au loin de la forteresse sur une falaise, l’arrivée au loin de l’armée de Scalag le sanguinaire, la réaction inquiète et abasourdie de la foule quand Lord Blackmore annonce qu’en tant que seigneur de ces terres il exige le privilège de répandre son sang lui-même pendant la cérémonie de mariage, le coffre rempli de crânes d’ennemis massacrés, le masque de pierre qui verse des larmes de sang, Lord Blackmore qui observe à la dérobée Sioban alors qu’elle est nue, la lande sauvage, le débarquement de l’armée de Loup Blanc, etc. Le lecteur sent qu’il peut se projeter dans chaque lieu, aux côtés des personnages, avec une ambiance bien rehaussée par la mise en couleurs majoritairement naturaliste, avec quelques touches expressionnistes discrètes.
Le lecteur apprécie également le savoir-faire narratif du scénariste qui sait se reposer sur l’art de conteur du dessinateur, évitant ainsi de dire dans les cartouches de texte ce que montrent fort bien les dessins. Il limite ainsi les moments d’exposition plus conséquents en texte. L’intrigue semble simple : sur ces terres de l’’Eruin Dulea, une bataille tragique a eu lieu, celle de Nyr Lynch, la famille régnante a perdu son roi, et une bataille de succession semble entrer dans sa dernière phase. Les auteurs ont choisi une symbolique basique, entre les bons plutôt porteurs de couleurs blanches ou claires, et les méchants porteurs de noir ou de rouge. Tout semble en place pour un affrontement manichéen entre les bons et les méchants. Le scénariste s’écarte un peu du schéma classique, puisque dans ce tome le personnage principal est une jeune femme (et peut-être sa mère), plutôt qu’un grand costaud mâle. Les opposants se montrent cruels, comme Scalag le sanguinaire (avec un surnom pareil, le lecteur ne risque pas de s’y tromper), et la perfidie de Lord Blackmore est vite révélée, entre son sang qui bouillonne, la manière dont il traite son épouse pendant la nuit de noces, et ses pratiques de sorcellerie. L’intrigue s’avère plus élaborée que cette simple opposition, puisque la situation trouve ses racines dans au moins deux générations dans le é, comme l’explique Lady O’Mara à sa fille. Il reste à savoir quel sera le rôle du chevalier du Pardon dans les tomes suivants.
Dans le même temps, la structure et la dynamique classiques du récit portent aussi plusieurs thèmes, autres qu’une nouvelle variation de la lutte du bien contre le mal. Le premier à apparaître s’incarne dans Zog, cette bestiole à fourrure bleue, dont le comportement vient perturber le sérieux de la narration, sans réelle conséquence sur les événements, comme une respiration comique trop brève pour être efficace, mais aussi comme un potentiel grain de sable dans une mécanique bien huilée, ou un plan bien ourdi. La guerre s’impose également : mise en scène sans romantisme, la mort des soldats dans des circonstances traumatisantes pour les survivants. Vient également le constat du poids du é dans la vie des personnages, et la notion d’héritage qui peut être une charge. Le récit quitte alors le domaine du bien contre le mal pour une situation plus ambigüe. Par exemple, le roi glorieux d’antan, Averus, a eu un fils, Obla, avec une femme qualifiée de souillon de cuisine : une sorte de péché aggravé par le traitement réservé à l’enfant qui ne quitta pas l’ombre des cuisines, vivant de restes, disputant sa pitance aux rats, dans une existence sordide. Sioban et sa jeunesse incarnent la promesse d’un avenir meilleur, gagné après des luttes héroïques. L’espoir d’un retour à un âge glorieux, mais sa mère lui rappelle que Wulff son époux est décédé, que si le mariage avec Lord Blackmore devrait apporter une alliance solide, une vie plus confiante, cela ne fera pas oublier son défunt époux. Elle a cette formule résignée : Que reviennent les couleurs de la vie… les couleurs, pas le cœur !
Deux auteurs réputés s’unissent pour un récit médiéval fantastique : une intrigue opposant le bien au mal, des dessins qui donnent à voir un monde concret, tangible et cohérent, une jeune héroïne qui prend progressivement la mesure de son héritage. Dès la première planche, le lecteur se retrouve projeté dans la brume, puis sur la lande, et enfin au cœur de la forteresse de Lady O’Mara. Savoureux.