Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 1998. Il a été réédité depuis avec le récit Rendez-vous fatal (Ballade en Si Bémol) dans le recueil Noirs desseins en 2006, puis en 2011. Il a été réalisé par Milo Manara pour le scénario et les dessins. Cette bande dessinée compte quarante-quatre planches, en noir & blanc.
Un homme s'est connecté sur un site de webcam : en direct, il peut voir deux jeunes femmes en train de prendre leur repas, une brune et une blonde. Sur son bureau de part et d'autre de l'écran se trouve un couteau cranté à gauche, et une main coupée au poignet fixée à un cube de bois à droite. Il se fait la réflexion que : La censure est omniprésente et a même contaminé le net ! Il y a toujours quelqu'un qui décide à la place des autres ce qu'ils peuvent voir ! Sur ce genre de sites, les filles devraient se lâcher sexuellement ! Au lieu de ça, ces deux idiotes ne font que manger et discuter ! Dans l'appartement, Wilma trouve que sa copine Wendi mange salement. La blonde rétorque qu'elle fait ça pour tous les voyeurs du monde, ils adorent les cochonneries. le téléphone sonne : c'est leur sponsor. Il leur annonce que leur site n'est plus du tout regardé. Aussi, soit elles se bougent, soit ils les virent. Il leur intime de faire preuve d'imagination, de monter leurs fesses, leurs seins, d'écarter les jambes, etc. Il continue sur un ton agressif : les gens normaux bossent un mois pour gagner ce qu'il paie à elles à la semaine. Au vu du peu qu'elles montrent, il va finir par les virer. Il termine sur une injonction supplémentaire : Elles doivent sourire, quoi qu'elles fassent.
Wendi raccroche et elle commence à s'exécuter en soulevant son teeshirt face caméra pour dénuder sa poitrine. Puis elle se tourne vers sa colocataire pour lui retranscrire ce que leur sponsor vient de leur ordonner. Cette dernière refuse toute forme d'exhibitionnisme d'ordre sexuel. La blonde explique qu'elle est prête à faire beaucoup de choses plutôt que de se faire virer, y compris à utiliser des accessoires de grande taille. Elle fait remarquer qu'en fait ce n'est pas grave : il y a un paquet de filles qui se masturbent sans être aussi payées qu'elles. Elle continue : la seule différence c'est qu'elles le font devant une webcam. Wilma lui demande si ça ne la dérange pas, c'est pratiquement de la prostitution, du sexe contre de l'argent. La blonde tempère cette façon de voir : les prostituées effectuent un travail épuisant, à risque, alors qu'elle et sa copine n'ont aucun physique. Elles sont juste deux amies qui vivent en colocation et qui se tripotent le minou, ça n'a rien à voir. Elles sont payées pour attirer des mecs sur leur site, ce n'est pas cher payé que de se déshabiller. Wilma finit par accepter, mais elle n'ira pas plus loin que de se déshabiller, c'est déjà assez humiliant comme ça. Wendi accepte sa décision : elle pense que ça peut aller pour l'instant et qu'elle va assurer pour les deux, mais il va bien falloir que Wilma s'y mette si elle ne pas se faire virer.
Une histoire complète de Milo Manara qui se faisant plaisir en dessinant deux jeunes femmes et bientôt trois en train de se toucher, de se caresser et plus, devant une caméra pour des voyeurs qui n'apparaissent jamais à l'image, sauf un dénommé Vlad. L'intrigue s'avère concise : les deux jeunes femmes se laissent un peu entrainer par leur jeu, et sont interrompues par l'arrivée de Wanda, la sœur de Wendi. Celle-ci leur demande de l'accueillir car elle fuit un amant très possessif et pervers. Les trois ont tôt fait de se remettre à l'activité qui permet de satisfaire les clients, et Vlad figure parmi eux. Il localise où se situe leur appartement et il y fait irruption peu de temps après. Une bagarre se déclenche. Au premier niveau de lecture, c'est un prétexte ténu pour dessiner des jeunes femmes minces, graciles et élancées, dans toutes les positions les plus révélatrices possibles, avec des accessoires, dans des relations saphiques de plus en plus chaudes. Elles se retrouvent rapidement toutes les trois nues, et une chose en entraînant une autre elles prennent plaisir à leur activité, sans plus penser à la webcam, ou même au lien familial entre Wendi et Wanda qui sont soeurs. Cette dernière évoque également les exhibitions forcées que Vlad lui a infligées, ce qui donne lieu à des séances de voyeurismes pervers en public, sous influence de l'alcool. Pour finir, elles font leur affaire de Vlad, pas si viril que ça, et l'abricot de Wanda se trouve placardé sur les murs de la ville, sous forme du collage d'une photographie basse définition.
Visuellement, ça commence très fort avec le couteau à gauche et la main à droite dans une case de la largeur de la page et le design daté du site au milieu. Puis le lecteur se retrouve dans la pièce où se vivent les deux jeunes femmes : il peut voir la commode et dessus le clavier d'ordinateur, l'unité centrale, le gros écran et la grosse webcam (il se souvient qu'il s'agit d'un album réalisé au siècle dernier, dans la deuxième moitié des années 1990), les motifs du papier peint au mur, le modèle basique de la table avec sa nappe unie, les modèles de chaise. Par la suite il découvre le canapé avec son tissu au motif imprimé, la petite salle de bain et les produits de beauté, le robinet d'un modèle spécifique, une autre commode avec quelques éléments décoratifs et un miroir rond, le rideau et la vue à l'extérieur sur une église, le lit d'un modèle également très basique. le lecteur peut constater la cohérence spatiale d'un plan de prise de vue à l'autre. Lorsque Wanda raconte sa relation avec Vlad, l'artiste représente également dans le détail le mur avec ses lézardes, l'éclairage public en applique, la foule qui se presse autour de Wanda dans la boîte échangiste, etc. Et dans les dernières pages, le lecteur apprécie tout autant l'architecture de quelques rues de Venise avec les ponts, que le comportement des deux jeunes femmes. En outre, la mise en scène et la direction d'actrices s'avèrent très expressives, pour les contorsions révélatrices et souvent obscènes des jeunes femmes, et aussi pour rendre apparents les états d'esprit des personnages, et leurs actions. le lecteur observe également des rendus avec une apparence différente : les ombres chinoises dans la boîte de nuit, les photographies placardées sur les murs de Venise.
Une petite histoire bien perverse sur le thème du voyeurisme et de l'exhibition qui permet au lecteur de se rincer l'œil tout du long. Un regard pertinent en 1998 sur une industrie qui allait advenir : celle des camgirls, il y a de ça aussi. Dès la première planche, il est question de censure. Plus loin, Wendi et Wilma évoquent leur occupation et elles en parlent ainsi : elles gagnent leur vie en se faisant filmer à tout moment de la journée, et ces images sont disponibles dans le monde entier. Il y a également cette voix désincarnée du sponsor qui les appelle pour leur dicter ce qu'elles doivent faire. L'histoire de Wanda évoque également les jeux de soumission, et l'emprise du dominant. le lecteur n'est pas dupe : tout cela permet à l'auteur de montrer des jeunes femmes en train de s'ébattre pour qu‘il soit titillé. L'intrigue tient en peu de mots, et certains ages exigent un niveau de suspension d'incrédulité consentie très élevée (la facilité avec laquelle Vlad trouve l'appartement des colocataires, la chute à travers la fenêtre, le collage des photographies de l'abricot, etc.). En outre, Wendi et Wanda n'éprouvent aucune retenue à l'idée de se donner du plaisir entre soeurs, et le lecteur sourit franchement quand la première saute en l'air et décoche un coup de pied en plein visage de Vlad, dans un mouvement digne d'un film de karaté à grand spectacle. le récit en lui-même s'avère également vite dérangeant dans sa dimension exhibitionniste.
Avec un peu de recul, l'histoire met en scène des comportements reposant sur l'exhibitionnisme et le voyeurisme, les fantasmes masculins, le sadomasochisme, l'appétence pour l'argent facile, la cruauté mentale, l'emprise, une relation incestuelle entre deux sœurs. le lecteur se rend compte que ces composantes entrent en ligne de compte dans la manière dont il reçoit le récit. Il comprend le comportement vénal des deux copines, et il peut lui aussi s'interroger sur la pression économique qui leur fait se soumettre à ces actes rémunérés : elles se posent d'ailleurs la question de la nature de leurs actes par rapport à la prostitution traditionnelle. La narration prend alors une tournure déstabilisante : les trois jeunes femmes se livrent à des actes sexuels entre simulation et réalité, tout en profitant de l'absence d'audio pour échanger sur leurs préoccupations du moment (d'abord ref la pornographie, puis comment de se débarrasser de l'intrus). le lecteur assite à une comédie dans laquelle les actes sont sans rapport avec les préoccupations réelles des personnages. Cela lui fait penser à une sorte de conte. Puis il assiste à l'emprise de Vlad sur Wanda, qui la contraint à s'exhiber en public à des inconnus, et même à accepter des attouchements et plus. le lecteur reconnait bien là un des thèmes fétiches de l'auteur : la mise en scène du voyeurisme comme une perversion et une obsession, la fétichisation du corps féminin. Il sourit devant le comportement de Vlad quand ce dernier est contraint de quitter sa posture de voyeur, et qu'il s'avère ne pas être à la hauteur, comme une opposition entre la durée du plaisir féminin, et l'instantanéité du plaisir masculin.
Un petit récit mineur de Milo Manara avec un scénario prétexte et ridicule, une enfilade de situation invraisemblables, trop artificielles, une collection de petits fantasmes voyeuristes ? Il est possible de considérer cette bande dessinée sous cet angle, avec une narration visuelle séduisante et de haute volée. Il est également possible de considérer cette histoire comme un conte avec ses licences narratives, et une mise en scène du voyeurisme à un degré pathologique, de la déconnexion les actes et les préoccupations réelles (la comédie sociale), la fétichisation du corps féminin jusqu'à l'obsession irrationnelle. Délétère.