Julius Corentin Acquefacques (JC) est un anonyme (grosses lunettes, taille moyenne, chapeau, costume trois pièces légèrement défraichi, serviette en cuir à la main) qui travaille au Ministère de l’Humour, dans un monde où la lutte pour l’espace vital est devenue cruciale. Lui-même cohabite avec Hilarion Ozéclat dans un appartement minuscule. JC est contraint au célibat, car, comme Hilarion le rappelle à l’occasion « Une femme, c’est trois unités d’espace vital en moins » (Mathieu laisse son lecteur évaluer l’ampleur d’un espace vital, comme il le laisse interpréter ce qui se e dans cet album, mais rappelons que Julius Corentin est prisonnier des rêves).
Le tout début montre JC subissant une sorte de Big Bang originel qui va se terminer d’une manière bien dans le style de Mathieu, le roi de la BD métaphysique humoristique. C’est très fort, l’auteur manie l’art de la chute avec une maîtrise impressionnante. Il a également une capacité à rebondir qui laisse pantois, puisque, au fil des chapitres qui ponctuent l’album, JC e de rêve en rêve de façon très naturelle. Ainsi, il tombe du lit (littéralement) pour subir un contrôle d’espace vital où il se retrouve piégé, parce qu’il a oublié de fermer un tiroir de son armoire. Dans les rues, la foule est toujours compacte. Que fait le Ministère de la Joie de Vivre ?
Au palais de justice (superbes dessins), JC subit une mascarade réjouissante pour le lecteur qui profite (notamment) des alexandrins des membres du barreau. Une claque ! Puis une deuxième, quand JC réalise qu’il est désigné pour une mission mal définie qui le mène sur le chemin de la gare. Au milieu du rien ( !) il tombe sur un bar-hôtel où le tenancier annonce la fin du jour avec ces mots « Encore un blanc qui s’achève » comme s’il parlait d’un verre de vin. La mission se précise dans un nouveau rêve (ou bien un rêve dans le rêve, on n’est plus à ça près). Reste à trouver la gare, prendre le train, connaître la destination et comprendre quelle est « La Qu… »
Dans cet album, Marc-Antoine Mathieu fait encore très fort, en explorant les possibilités narratives de la BD selon des schémas personnels qui laissent apparaître ses influences. On pense à Fred (Philémon), Schuiten et Peeters (Les cîtés obscures) et à des peintres comme Dali ou Giorgio de Chirico. Sans aller jusqu’à une interprétation psychanalytique (piste logique à partir d’un scénario où le rêve est roi), on remarque l’absence totale de figure féminine dans ce deuxième album de la série (comme dans le premier). Comme si le raisonnement sur les unités d’espace vital était généralisé. On note que les péripéties s’enchaînent de façon rapide, avec toujours un lien logique (enfin la logique du rêve). La question qui hante encore et toujours Mathieu, c’est le rapport à la création et le fait que lui dessinateur, occupe forcément la position du Dieu omnipotent pour le petit monde qui se crée sous sa plume, ses crayons, sa gomme, son appareil photo, etc. Encore une fois, c’est vertigineux et très bien pensé, l’auteur combinant beaucoup d’éléments en 46 planches.
L’humour est toujours bien présent. Les planches alternent entre un monde surpeuplé et des endroits quasiment déserts, le contraste étant accentué par les tailles de vignettes. Les détails fourmillent et les situations sont d’une incroyable diversité. L’imaginaire de l’auteur est d’une fécondité remarquable. Cependant, je suis légèrement moins enthousiaste qu’à la lecture du premier album de la série, parce que le scénario est plus décousu et parce que Mathieu laisse davantage percevoir ses influences, du coup son univers apparaît légèrement moins personnel. Une BD néanmoins originale qui montre que, si le dessinateur a ses obsessions, il surprend encore avec talent. Un deuxième titre de valeur dans une série qui fera date dans l’histoire de la BD.