Le triomphe de Jules II fut non seulement militaire, mais aussi commercial…

Ce tome est le second d’une tétralogie, qui fait suite à une autre tétralogie : Le Pape terrible T02: Jules II (2011). Son édition originale date de 2013. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, et par Theo (Theo Caneschi) pour les dessins, la mise en couleurs ayant été réalisée par Florent Bossard. Il comporte cinquante-deux pages de bande dessinée.


Maison close de Madame Imperia, en 1511, Nicolas Machiavel revient au Vatican, et il se fait déposer devant cet établissement. Il est accueilli par la Madame en personne. Elle lui indique que quatre diablesses l’attendent, les plus grosses qu’elle ait pu dénicher : quelques cinq cents kilos de chair. Il a tôt fait de se retrouver au lit avec elle : il s’ébat avec elles, les surnommant Jules II, Venise, et Espagne. Après avoir assouvi ses désirs, il leur explique que ce fut une rude campagne de laquelle Jules est sorti vainqueur, malgré les violentes fièvres qui l’ont assailli. C’est peut-être à cause de celles-ci qu’il a eu tant d’amourettes… Pendant que leurs lèvres l’avalent, il leur raconte ça… Alphonse d’Este qui était à la tête d’une grande armée dotée d’une puissante artillerie, était un collaborateur fanatique de Louis XII. Il avait une sœur, Isabelle, dont l’époux, le marquis de Gonzague, fut capturé par les Vénitiens. Comme le pape avait signé un traité de paix avec Venise, Isabelle lui envoya une délégation de moins bénédictins, chargés de lui offrir de riches présents en échange de son aide.


Dans sa salle d’audience, le pape Jules II reçoit la délégation d’Isabelle d’Este. Il indique aux représentants de la marquise, qu’il la remercie, pour ses calices et ses chandeliers en or massif, mais ils ne compenseront pas le grave danger qu’il courrait à libérer son mari. Cet oiseau de malheur irait immédiatement se poser sur le bras de l’odieux Alphonse d’Este duc de Ferrare, ex-époux de Lucrèce Borgia, qu’il est sur le point d’excommunier. Le pape leur jette son calice à la tête, en leur criant de garder leur camelote. Il ajoute : Que François de Gonzague pourrisse dans les geôles vénitiennes ! L’un des émissaires se relève lentement en répondant calmement qu’avec tout le respect dû au représentant de Dieu sur Terre, la marquise a ajouté un autre présent : soixante-dix mille ducats d’or, qu’un autre émissaire dévoile en ouvrant une cassette. Le pape change de comportement : il reconnait que les arguments d’Isabelle sont persuasifs, et qu’ils l’ont convaincu. Il accepte ses présents, il fera libérer son mari… cependant, afin d’empêcher qu’il le trahisse à nouveau et prête main-forte à son beau-frère, il exige de recevoir en otage son fils Frédéric, dont on lui a dit qu’il venait d’avoir dix ans. Un mois plus tard, le jeune Frédéric arrive au Vatican, et il se présente devant le pape. Et à la vue de l’enfant, Jules II s’effondre sur son trône, foudroyé par l’amour.


À la fin du tome deux, Giuliano Della Rovere (1443-1513) promet à Nicolas Machiavel qu’il saura manipuler deux armées ennemies pour l’aider à expulser les Vénitiens. Il rappelle à son conseiller ses propres paroles : En politique, l’honnêteté et la vertu sont pernicieuses. Ses émissaires ont promis en de collaborer avec Louis XII, à condition que le roi lui envoie encore soixante mille soldats, en échange Jules II l’aidera à conquérir le reste de l’Italie en expulsant larmée de Ferdinand d’Aragon. De l’autre côté, ils ont promis de collaborer avec le roi d’Espagne sous réserve que sa majesté envoie quatre-vingt mille soldats au pape, en échange de quoi le pape aidera Fernando le catholique à expulser l’armée française. À l’instar de Machiavel, le lecteur se demande comment Jules II va s’y prendre. Les prémices de cette phase sont narrées à posteriori par Machiavel aux quatre prostituées mises à sa disposition dans la maison de Madame Imperia. Le scénariste nourrit son récit d’éléments historiques : Louis XII (1462-1515), Isabelle d'Este (1474-1539) et son époux François II Gonzague (1466-1519) duc de Mantoue, leur fils Frédéric de Mantoue (1500-1540), Alphonse d’Este (1476-1534) frère d’Isabelle Il qui évoque le cinquième concile de Latran (1512-1517). Le lecteur retrouve également Michel-Ange (1475-1564) et il voit l’arrivée de Raphael (1483-1520, Raffaello Sanzio), l’un peignant le plafond de la chapelle Sixtine (1508-12) et l’autre la décoration des salles des appartements de Jules II (1508-11).


Comme pour le tome précédent, le lecteur constate rapidement que le scénariste accommode la véracité historique à sa sauce pour augmenter l’intensité dramatique de sa narration. Ainsi, le lecteur assiste à la mort d’Isabelle d’Este, victime d’une mauvaise araignée en 1511, alors que dans la réalité elle est décédée à Mantoue en 1539. En outre les auteurs ont interprété de manière très libérale sa description : physiquement attirante, bien que dodue, en particulier le deuxième qualificatif. D’un autre côté, certains faits sont attestés comme la concomitance du travail de Michel-Ange et de Raphael au Vatican, en revanche le lecteur peut s’interroger sur la réalité de leur rivalité, sur la séquence de sept pages au cours de laquelle le premier reproche au second, tout en le menaçant physiquement, de s’être rendu dans la chapelle Sixtine pour copier, ou plutôt piller ses nouvelles idées. En effet, le scénariste donne également une version très personnelle, une interprétation plus qu’orientée du pape Jules II. Les motivations de celui-ci résident dans la conquête guerrière et les relations homosexuelles, avec emprise et sans limite ou presque, le petit Frédéric de dix ans faisant partie des envies du pape. D’une certaine manière, en amour comme à la guerre (et en politique), tous les coups sont permis : assassinat, traquenards, chantage, manipulations, extorsions, etc. Avec le sort réservé aux membres de sa famille dans le tome précédent, la stratégie du pape entre dans une nouvelle phase, avec toujours le même objectif : l’accroissement de son pouvoir, sa corruption s’accroissant en conséquence. Cela se concrétise dans un cauchemar durant lequel Jules II atteint de fièvre lutte contre une femme constituant une allégorie de l’Église. Elle l’accuse : ce pape indigne ne prêche que mort, sang et ruine, il a fait de sa sainte Église une catin assoiffée de richesses. À vouloir s’emparer du monde, il le plonge dans le désordre. Il pense avoir plus de pouvoir que Dieu, il n’est pas un saint, il est un démon, il porte l’enfer dans sa chair !


Dès la première planche, le lecteur relève la meilleure complémentarité entre les dessins et la mise en couleurs. Sans reproduire la démarche de Sébastien Gérard dans le premier tome, le coloriste a augmenté la proportion de dégradés lissés, rehaussant ainsi le relief de chaque surface détourée, tout en respectant les traits de contour. Les ambiances instaurées par les couleurs apparaissent plus organiques, moins appliquées scolairement dans les contours. Le rendu bleu-gris de l’arrivée nocturne de Machiavel à la maison close, dans une case occupant les deux tiers de la page, donne une sensation de nuit tombée, encore un peu claire, avec le rai de lumière de la porte d’entrée, et les zones moins fortement éclairées des fenêtres, ainsi que des zones plus ou moins éclairées dans la rue. Puis Florent Bossard réalise un travail remarquable sur la peau de ces dames, à la fois en termes de texture, de relief, de zones plus sombres ou plus claires en fonction de l’éclairage. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut apprécier plutôt l’ambiance ombragée de la forêt pendant la chasse, les reflets sur l’eau du bassin privé du pape, les reflets sur le marbre de ses appartements, la sensation de terre sur le grand panorama montrant les deux armées se faisant face sur le champ de bataille, les nuances cramoisies apparaissant au fur et à mesure des affrontements et de la boucherie, les taches sur le tablier de Michel-Ange allongé peignant le plafond, les couleurs des costume des jouvenceaux accueillant les cinq cardinaux, etc.


Dans un même ordre d’idées, le lecteur se rend compte que le scénariste sait doser les phases d’exposition, et laisser les dessins raconter. L’artiste est maintenant parfaitement à l’aise avec les personnages et le travail de reconstitution historique. Il réalise des cases magnifiques pour mettre en valeur les situations imaginées par Jodorowsky : le frêle Machiavel chevauchant les imposantes prostituées avec leurs replis de chair, Jules II intraitable recevant les émissaires de la marquise Isabelle d’Este, le tête-à-tête à haut risque entre le pape et le jeune Frédéric, la même Isabelle dans les soubresauts de l’agonie sur son lit dans une case occupant les deux tiers de la page, la bataille entre les armées du pape et celle d’Alphonse d’Este et la boucherie qui en découle, le jeune Raphael ridiculisant le vieux Michel-Ange, le combat à main nue entre le pape nu et l’allégorie de l’Église tout aussi dévêtue, la soirée de débauche des cinq cardinaux, le triomphe rayonnant de Jules II au matin, etc. À l’évidence, Theo a trouvé ses marques et il prend grand plaisir à mettre en scène cette vision dégénérée de ce pape. Le scénariste continue à imaginer ce qu’un simple être humain peut ressentir à disposer d’un tel pouvoir entre ses mains, avec la possibilité de rationnaliser la satisfaction de ses plaisirs personnels, l’assouvissement de ses pulsions sans retenue, l’exultation de commander à des armées et de disposer aussi bien de la vie de ses soldats que de celle de l’ennemi. Il y a là un tel niveau de pouvoir, une telle possibilité de modeler le monde selon sa volonté, que cette démesure induit tout naturellement une forme de démence, de monstruosité dans le comportement de celui qui le manipule.


Sous réserve qu’il accepte que les auteurs tordent la réalité historique aux besoins de leur récit, le lecteur plonge dans l’exercice d’un pouvoir quasi omnipotent pour l’époque, avec la démesure que celui induit, aussi bien dans les événements que dans la manière de penser. Il a le plaisir de constater que la narration visuelle porte ce récit avec le spectaculaire nécessaire, dans la luxure et la violence, au travers de séquences et d’images mémorables (celle de la mort d’Isabelle d’Este reste longtemps en mémoire). Désinhibé.

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le 18 mai 2025

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