Journal inquiet d'Istanbul, tome 1
7.8
Journal inquiet d'Istanbul, tome 1

Roman graphique de Ersin Karabulut (2022)

Le Turc du futur

Istanbul, « pont jeté entre l’Orient et l’Occident », ville aux mille charmes où se côtoient modernité et tradition. Celles et ceux qui l’ont visité le savent, mais ce que beaucoup ignorent, y compris parmi les bédéphiles, c’est qu’en Turquie, la bande dessinée est un art très populaire. Ersin Karabulut en est le meilleur représentant, adoubé par Dargaud qui a su déceler le talent de cet auteur en publiant son autobiographie « inquiète ».

Ce « Journal inquiet d’Istanbul » s’avère tout bonnement ionnant. Car c’est avec brio que Karabulut raconte son histoire, dans cette Istanbul où il a grandi et dont on perçoit ici l’amour qu’il lui porte. La ville est un personnage à elle seule, et l’auteur la dessine beaucoup, pas de doute, on y est ! Ses rues animées, ses terrasses, sa vie nocturne, sa mosquée bleue et Sainte-Sophie, mais aussi bien sûr, ses quartiers moins clinquants et ses minarets, avec toujours des vues sur la Corne d’Or, magnifique et omniprésente.

Voilà pour le côté carte postale, qu’on ne va évidemment pas bouder, mais l’auteur nous montre également l’envers du décor, car l’un n’empêche pas l’autre… Avec une humilité qui l’honore, Ersin Karabulut nous invite à marcher dans ses pas, en énumérant tous les « croche-pieds » qui ont contrarié la réalisation de ses rêves, sans y réussir heureusement : environnement défavorable, tracas financiers divers d’un jeune homme sans le sou, parents aimants mais voulant pour lui un métier « bien plus raisonnable », petites frappes du quartier et influence grandissante et toxique des Islamistes… ce qui va inciter Ersin à se rapprocher de Beyoğlu, le quartier où il faut être quand on ne veut pas devenir ingénieur, le quartier des artistes, de la liberté…

Quand dans son enfance, Ersin s’était pris de ion pour Tintin, Astérix, Popeye et Superman, il pensait naïvement que les méchants n’existaient que dans les revues illustrées ou les comics. C’est sans doute le contexte politique de moins en moins laïc (la Turquie telle qu’on la connaissait jusque dans les années 2000 était héritière des valeurs d’Ataturk), de moins en moins tolérant avec l’irruption d’Erdogan, qui l’a conduit, de manière plus ou moins consciente (tout ce qu’il voulait, lui, c’était dessiner !), vers la caricature. D’abord dans le magazine Penguen, puis plus tard Uykusuz, dont il fut un des fondateurs. Et il s’en rendra compte assez vite lorsqu’Erdogan sera pour la première fois élu en tant que Premier ministre, que le nouvel « homme fort » n’est pas d’humeur à rigoler… Ersin commence sérieusement à flipper, envahi par un dilemme : doit-il continuer sur sa trajectoire, au risque de mettre en péril sa vie et celle de ses proches, ou tout arrêter ? Désormais, il est devenu un « grand garçon », en proie à des questionnements d’adulte, même si les héros de son enfance l’encouragent dans ses rêveries à continuer à se mettre à l’aide de son dessin en travers de ces nouveaux méchants…

Le grand talent d’Ersin Karabulut réside ici dans sa capacité à produire un récit fluide, avec un regard acéré et un humour un rien candide, renforcé par un trait dynamique très maîtrisé (incontestablement, il a beaucoup dessiné !), une ligne claire tout en finesse et un sens de la caricature percutant évoquant un Crumb en plus réaliste, sorte de croisement entre le style franco-belge et le comics US indépendant. La mise en couleur n’est pas en reste, l’auteur recourant à toute la palette disponible pour nous offrir de jolis dégradés, en évitant l’itération, et il faut l’avouer, c’est assez bluffant.

« Journal inquiet d’Istanbul » constitue une très belle découverte, et ce premier volume a déjà permis à son auteur de se faire connaître hors de Turquie (après une première BD parue en 2018 chez Fluide Glacial, « Les Contes ordinaires d’une société résignée »). Vous l’aurez compris, il s’agit là d’un vrai coup de cœur !


8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 31 mars 2025

Critique lue 2 fois

Laurent Proudhon

Écrit par

Critique lue 2 fois

D'autres avis sur Journal inquiet d'Istanbul, tome 1

Critique de Journal inquiet d'Istanbul, tome 1 par matatoune

Ersin Karabulut raconte dans son roman graphique, Journal inquiet d’Istanbul, son cheminement en tant que dessinateur depuis son enfance jusqu’à son arrivée comme rédacteur en chef d’un journal...

Par

le 22 sept. 2022

1 j'aime

Journal inquiet d'Istanbul, tome 1
10

Critique de Journal inquiet d'Istanbul, tome 1 par Yv Pol

Ersin Karabulut naît à Istanbul au début des années 80, de parents instituteurs, ce qui ne garantit pas l'aisance financière. Son père réalise de petites peintures pour boucler les fins de mois...

Par

le 27 févr. 2023

Du même critique

Fahrenheit 2.0

Dans une futuriste, la révolution numérique semble avoir atteint un palier… Les mémoires sont saturées, l’istration doit faire de la place en supprimant les données les moins consultées...

le 26 févr. 2020

16 j'aime

2

Personne n'y comprend rien
10

Les juges et la racaille

Ce documentaire arrive à point nommé pour décortiquer l’affaire du financement lybien de la campagne présidentielle de 2007 en . Alors que les auditions viennent de démarrer pour Nicolas...

le 16 janv. 2025

9 j'aime

1

Apocalypse en Oklahoma

Cet album très attendu d’Aimée de Jongh est un véritable choc visuel et sensoriel, ce qui en fait assurément un événement pour cette année 2021. C’est à partir d’un fait historique un peu oublié, le...

le 19 juil. 2021

8 j'aime