Peut-on aboutir à une vérité en dehors du strict cadre de la raison ? Il faut espérer que oui, car de très nombreux événements dans l'Histoire humaine, dans nos histoires personnelles, se révèlent trop complexes, trop riches pour être correctement appréhendés par le seul prisme d'un esprit cartésien.
Ce n'est pas le cas d'un meurtre, bien entendu. Sa résolution appelle des faits, des déductions sur base de témoignages et d'indices, une procédure toute scientifique qui accouche de la sainte trinité meurtrier, mobile, arme. Et le triangle équilatéral ainsi formé se retrouverait circonscrit dans le cercle de la pleine compréhension, victoire géométrique de l'esprit humain éclairé.
Pas pour Alan Moore.
Notre ami prétend qu'un meurtre n'est jamais résolu car il n'a pas de solution. On peut, bien entendu, arrêter le coupable, parfois, mais cela ne suffit pas à prétendre que le crime a été véritablement compris. Les motivations, les hasards, le contexte, l'inconscient personnel et collectif... contribuent tous à la mise en branle d'une suite d'événements qui amène un être humain à en tuer un autre. En soi, le geste est d'une simplicité primaire, voire primale. Un bon gros coup sur le crâne et la cervelle gicle dans tous les sens ! Mais le phénomène est unique, engeance terrestre d'un réseau macrocosmique que nous simplifions pour le faire entrer dans nos tribunaux ou dans nos fictions policières.
Dostoïevski fut l'un des rares auteurs, peut-être, à comprendre et exposer cette complexité fractale du meurtre dans son immense roman Crime et Châtiment. Alan Moore, quant à lui, propose de se pencher sur une série de crimes devenus archétypaux, notamment parce que l'assassin ne fut jamais arrêté. Jack l’Éventreur, en échappant à la Justice, est devenu un parfait miroir de l'humanité. Régulièrement réinterprété au fil des changements de la société, le mythe de Jack ne peut se satisfaire d'une banale enquête policière pour expliquer le monde qui l'a fait naitre et prospérer.
Le polar que l'on est en droit d'attendre est bien présent dans From Hell, nourri par une documentation cyclopéenne que Moore partage avec son lecteur dans cinquante pages de notes en fin de volume qui font presque office de livre dans le livre. Mais l'auteur britannique ne s'arrête pas à l'enquête judiciaire à proprement parler. Celle-ci n'est que le premier pas d'une quête de compréhension holistique qui embrasse le contexte social, l'architecture, l'histoire, la poésie, la Franc-maçonnerie, l'occultisme, l'anatomie, la psychologie, tous les indices corrélés d'un monde au-delà du monde qui aboutissent au kairos, instant de grâce durant lequel chaque événement peut devenir une porte d'accès au divin.
Ainsi Jack l’Éventreur version Moore engage-t-il le lecteur dans une recherche mystique, le spirituel qui requiert une plongée dans le stupre et le sang sacrificiel, délire païen qui conduit à l'épiphanie.
Le voyage est long et parfois difficile, From Hell ant sans vergogne de la sécheresse narrative à l'excès descriptif, dans un exercice littéraire construit comme un véritable rituel magique censé transformer en partie l'esprit du lecteur. Car la magie n'est rien d'autre pour Moore que cela: un jeu d'influences symboliques qui viennent chatouiller notre inconscient pour mieux nous reprogrammer. Il est proprement remarquable qu'un tel édifice ne sacrifie presque rien à la rigueur historique, tant les détails documentés abondent, permettant par là même différents niveaux d’interprétation selon l'intérêt du lecteur. Les dessins d'Eddie Campbell, s'ils ne facilitent pas la première approche de From Hell, s'avèrent finalement parfaitement dans le ton, dans ce flou maculé de crasse qui dissimule aujourd'hui encore à nos regards l'identité de l’Éventreur.
Cette dernière n'est donc pas le but ultime de Moore. Toute critique louvoyant autour d'une redite d'un téléfilm mettant en scène Michael Caine et accusant déjà le docteur Gull loupe donc totalement le coche. From Hell est une entreprise déraisonnable qui cherche à expliquer l'Univers par le prisme d'un événement, disséqué et désossé jusqu'au dégoût. Si l’Éventreur semble accoucher, à la fin, de l'esprit du vingtième siècle, selon ses propres paroles, Moore quant à lui, donne tout bonnement naissance à l'une des meilleures bandes dessinées qu'il m'a été donné de lire. Car oui, je parlais bien d'une bande dessinée.