Dixie Road, tome 4
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Dixie Road, tome 4

BD franco-belge de Hugues Labiano (2001)

Et un mirage s’est fracassé au sol. Un vieux rêve d’indépendance et de liberté…

Ce tome est le dernier d’une tétralogie, il fait suite à Dixie Road, tome 3 (1999) qu’il faut avoir lu avant. Son édition originale date de 2001. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, et par Hugues Labiano (la série Black Op, avec Stephen Desberg) pour les dessins, la mise en couleurs ayant été réalisée par Marie-Paule Alluard. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Cette série a fait l’objet d’une intégrale en 2019, avec un avant-propos d’une page, rédigé par le scénariste.


C’est un chant qui parcourt tout le pays et qui vous dit : Payez… payez vite… sans discuter… sans discuter… sinon… Et ce type à la batterie qui entame une marche funèbre… Où chercher l’espoir, mon frère ? Quelque part dans le sud des États-Unis, le détective Cab Keena arrive devant un garage. Il pénètre à l‘intérieur et trouve le propriétaire Luke allongé par terre, la gorge tranchée vivant ses derniers instants. Keena parvient à lui poser quelques questions. Luke explique qu’une personne l’a surpris alors qu’il travaillait à la voiture, quelqu’un qui ne lui a laissé aucune chance. Luke a dû finir par lui dire où se trouve la fille, à Silver Creek, dans le camp. Et il rend son dernier soupir. À proximité du camp, sur une des routes qui y mènent, un motard est arrêté par deux miliciens armés. Ernest Pike s’arrête, enlève son casque et demande s’il s’agit bien du chemin pour Silver Creek. Les deux répondent que oui, que le camp est bouclé et qu’il n’est pas question d’y entrer ou d’en sortir. Il explique : des bouseux parlent de se mettre en grève, la milice attend les renforts de l’armée, ça risque de tourner mal. Pike pense à haute voix, se disant que ça l’arrange plutôt bien. Il dégaine soudainement un couteau et tranche la gorge des deux hommes, tout en se disant qu’il va y avoir des morts, et qu’un de plus ou de moins ne fera pas le compte. Et il repart dans son side-car.


Elle s’appelle Dixie Jones. Elle a retrouvé son père. Il gît blessé sur un lit de camp. Mais il sourit, il a l’air heureux. Il attend la mère de Dixie. Elle tarde, sa mère. Elle hésite ou elle est en colère, Dixie ne sait pas trop. C’est compliqué les parents… Le Kid est assis à côté de Dixie sur un banc. Il lui dit que sa mère ne viendra pas, parce qu’elle s’est trouvée un nouvel amoureux. Ils voient approcher Nadine Jones accompagnée par un homme. Butler se tient près de la mère de Dixie. Il a l’air gêné. Elle n’aime ça du tout. Elle a senti sa mauvaise humeur reprendre le dessus. Elle était souvent de mauvaise humeur à l’époque… Butler s’est éloigné. Elle reste seule à attendre sa mère. Et la peur s’est installée… La peur de ne pas voir ses parents se réconcilier… C’est donc si difficile de reprendre la route ensemble, comme une vraie famille… Plus tard, il faudra qu’elle soit vigilante avec les hommes… Très vigilante… Et elle reste assise pendant que sa mère pénètre à l’intérieur et retrouve son époux… Longtemps… Nadine ne raconte pas les violences qu’elle a subies, elle les garde pour elle. Mr Jones explique que les choses vont changer, il a gagné de l’argent de manière licite. Elle lui fait observer qu’il a dû donner des coups pour ça.


Est-ce la fin de la route ? Après tout, malgré le constat que le New Deal ne sera pas une baguette magique ramenant une ère de prospérité immédiate pour les ouvriers, la reprise est enclenchée, et des jours meilleurs se profilent à l’horizon… Mais ce n’est pas pour aujourd’hui, ni même demain. En attendant, les personnages principaux du récit se trouvent toujours dans un camp de travailleurs, payés à la journée, soumis aux exigences du propriétaire de l’exploitation, et travaillant pour des clopinettes. Or voilà que des syndicalistes sont arrivés dans le cap de Silver Creek pour inciter les ouvriers à la révolte, ou au moins à la grève. Le lecteur se souvient bien que, de leur côté, les propriétaires disposent de moyens de coercition efficace : licencier les fauteurs de trouble séance tenante, requérir la police pour des interventions de maintien de l’ordre, réprimer la révolte avec une milice privée. Les ouvriers ont le nombre pour eux, mais le rapport de force leur reste défavorable. Les dessins montrent bien cet état de fait : le camp avec sa clôture et ses rues en terre, les habitations de fortune entre barraques en bois et tentes, la queue pour la soupe qui est une longue table faite de caisses en bois et des ouvriers qui servent les gamelles, la barraque qui fait office d’épicerie avec sa maigre réserve, la localisation isolée du camp au milieu de nulle part, la milice avec ses armes à feu, ses chevaux et même un véhicule blindé.


Le récit reste inscrit dans un contexte historique et social très concret. L’artiste continue de donner de la consistance à cette reconstitution historique. Les modèles de voiture d’époque, avec leur carrosserie si caractéristique, ainsi que le modèle de side-car. Les tenues vestimentaires : beau costume pour les propriétaires avec cravate, uniformes pour les policiers et les militaires, les pantalons et les chemises en tissu plus grossier pour les ouvriers, les couvre-chefs de rigueur pour tous les hommes entre chapeau et casquette, les robes et les corsages pour les femmes, les constructions plus ou moins pérennes, le train, le mobilier très sommaire dans le camp de Silver Creek, plus recherché dans la demeure de la famille Vreeland. En filigrane, le lecteur prend également plaisir à se projeter dans les différents environnements, avec de beaux paysages : le garage perdu au milieu de nulle part, la route de terre dans une zone désertique, l’alignement irrégulier des tentes du camp en vue du ciel, les champs qui s’étendent à perte de vue sous un lever de soleil, les cavaliers de la milice bien alignés sur une hauteur, les cases de la largeur de la page en vision panoramique pour montrer leur avancée, le ponton de bois s’avançant au-dessus de l’eau d’un bayou dans des teintes orangées d’un soleil couchant, la magnifique pelouse et les arbres d’alignement de la propriété des Vreeland.


L’artiste doit également montrer et mettre en scène la violence des conflits, le recours et l’usage de la force physique. Le lecteur a pu constater dans le tome précédent que le registre ne sera pas celui du voyeurisme ou de l’esthétisation, mais de la brutalité et du caractère arbitraire. Ainsi, il voit comme Cab Keenan, Luke allongé par terre, sa tête baignant dans son propre sang, résigné à sa mort imminente. Dans la page suivante, Ernest Pike effectue un geste vif et vicieux pour trancher la gorge de ses deux interlocuteurs : rien d‘irable, juste la lâcheté d’un esprit dérangé. Lorsque le Kid s’en prend à Dixie pour éviter qu’elle ne le dénonce lui et ses trafics, le lecteur voit un homme imposer sa volonté par la force, faute d’autre idée, comme un réflexe machiste, réduisant la femme en face de lui à un simple obstacle sans personnalité. L’artiste utilise un montage d’images chaotiques pour mettre en scène le saccage de l’épicerie du camp. Puis l’attaque du camp de Silver Creek par la milice se déroule sur huit pages, avec des cases de la largeur de la page pour rendre compte de l’ampleur de l’attaque, des plans serrés sur des individus à terre ou ne comprenant pas la soudaineté de ce qui leur arrive, des plans séquence pour montrer la traque d’un individu, etc. Une séquence éprouvante.


Le scénariste continue de mettre en scène l’oppression systémique des ouvriers. Il montre à nouveau comment les propriétaires des moyens de production dispose de la loi pour eux, et donc ils peuvent compter sur l’intervention de la police pour protéger leurs biens, et pour mettre en œuvre une répression sans pitié sur les rebelles ou les grévistes. Il monte également comment ces mêmes propriétaires peuvent constituer et financer une milice pour défendre leurs biens contre les actions de destruction ou de sabotage. Dans le même temps, les images montrent de manière factuelle les conditions d’emploi, les différentes façons d’exploiter les ouvriers : des logements de fortune pour lesquels ils doivent payer bien sûr, une épicerie qui est également la propriété de la classe dirigeante, des soins entièrement dépendant de leur bonne volonté. De l’autre côté, les unions d’ouvriers, c’est-à-dire les syndicats, ont également leurs propres objectifs, qui, pour certains syndicalistes, justifient également d’instrumentaliser ces mêmes ouvriers. Certains estiment qu’il leur faut créer les conditions de tension et de drame propres à faire basculer l’opinion nationale de leur côté, quitte à manipuler les travailleurs. Dixie Jones découvre ces exactions par hasard, jouant le rôle de candide dans lequel le lecteur peut se projeter. En particulier, elle voit comment certains syndicalistes font usage de l’alcool pour désinhiber les hommes, pour leur faire perdre le sens de la mesure.


Dixie, sa mère et son père fournissent une incarnation humaine à ces tensions sociales. Le lecteur se rend compte qu’il ressent de l’empathie pour la jeune fille qui grandit dans ce contexte, qui découvre comment marche le monde, ce qu’ils subissent sans aucune possibilité d’influer dessus, et la faible part de libre arbitre qu’il leur reste. Il ressent une réelle sympathie pour Mr Jones, rêvant de se sortir de ce milieu, tentant les coups qui lui semblent pouvoir rapporter une somme qui fera une réelle différence, et… Et se heurtant au principe de réalité, même quand il paye de sa personne, quand il ne va pas au plus facile. Jusqu’à ce qu’à genoux par terre, il baisse la tête : Un mirage s’est fracassé au sol, un vieux rêve d’indépendance et de liberté… Le lecteur prend conscience que Nadine Jones e presque au second plan. Elle aussi doit se rendre à l’évidence, malgré tout son courage, ce milieu ouvrier n’est pas le sien, et elle n’a d’autre choix que de retourner dans sa famille. Le lecteur se souvient bien qu’elle a accepté tous les boulots d’ouvrier, les plus pénibles et les moins bien payés, qu’elle a même été victime d’un viol. Finalement son échec prend une ampleur encore plus terrible que celui de son époux, une preuve du déterminisme social implacable, du pouvoir de l’argent.


Fin de la route ? Non, la vie continue, tout en ployant sous le principe de réalité. Scénariste et dessinateur donnent à voir une époque, sous l’angle du déterminisme social et de l’asservissement capitaliste. Une belle reconstitution historique, impitoyable, faisant écho à des situations et des configurations très contemporaines. Glaçant.

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le 4 mai 2025

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